La relation avec l’employeur, facteur crucial de guérison
L’unité d’ergothérapie du CHUV teste un projet pilote visant à éviter la perte d’emploi de personnes souffrant de lombalgie. Entretien avec les initiateurs de la démarche
Selon une enquête de l’Office fédéral de la statistique menée en 2018, plus de deux personnes sur cinq souffrent de maux de dos ou aux reins. Jean-Vincent Girard et Florian Grandjean, ergothérapeutes au CHUV à Lausanne, ont lancé un projet pilote à destination des travailleurs confrontés à des douleurs invalidantes de cette nature. Celui-ci vise à les aider à conserver leur poste. Baptisée PEPSe (Programme d’ergothérapie pour le soutien en emploi), cette initiative se fonde sur une approche globale intégrant aussi bien l’aspect médical que l’environnement professionnel du patient. Les deux spécialistes, parlant d’une même voix, en précisent les contours et rappellent l’ampleur du problème des lombalgies.
Pourquoi vous intéressez-vous spécifiquement aux maux de dos?
Il s’agit du problème socioéconomique numéro un d’un point de vue des maladies et celui qui génère les coûts les plus importants en termes d’absence au travail.
Quels domaines professionnels sont les plus touchés par la problématique?
Les personnes actives souffrant de lombalgie se retrouvent dans tous les domaines professionnels. On ignore, selon les études les plus récentes, les causes qui peuvent mener à un premier épisode douloureux. Il s’agit souvent de situations courantes ou anodines qu’on réalise habituellement sans difficulté. Dans le monde professionnel, il peut aussi bien s’agir d’un effort physique sur un chantier que d’un geste quelconque pour saisir un objet par terre dans un bureau. En tous les cas, le plus important est d’éviter que cette douleur persiste et devienne chronique. En ce sens, plus qu’une question de type d’emploi, c’est la satisfaction au travail qui importe. En effet, le risque de chronicisation dépend également de facteurs psychosociaux – conflit avec le patron, troubles anxieux, fausses croyances, etc. Le risque de chronicisation pèse davantage sur les personnes exerçant des activités peu reconnues, celles qui sont les plus précarisées, comme souvent les migrants. Avec le risque qu’elles ne se soignent pas correctement de peur de perdre leur travail. Mais indépendamment des catégories de travailleurs, le plus important est la relation avec l’employeur, le degré de confiance. En ce sens, la divulgation de son état de santé au patron offre les meilleures chances de guérison. Si ce dernier est bienveillant, adapte le cahier des charges, cette possibilité est nettement accrue.
En quoi consiste concrètement le PEPSe?
Il s’agit d’un programme de neuf séances, correspondant à une ordonnance ordinaire d’ergothérapie. Ce programme vise à étoffer l’offre de traitements proposés par le CHUV en suggérant une prise en charge complémentaire à celles conseillées actuellement. Ce dernier se fonde sur un entretien avec le patient et, sous réserve qu’il donne son aval, l’employeur. Cette collaboration en triangle se révèle très importante. Le PEPSe prend en compte la situation sociale et familiale de la personne souffrante, les relations nouées avec le patron, la cadence de l’activité professionnelle. Il intègre des visites du poste de travail. L’idée est de comprendre le bénéficiaire dans sa globalité afin d’identifier au mieux les problèmes et d’introduire des solutions individualisées.
Pourquoi avoir créé le PEPSe? Les prestations actuelles ne sont-elles pas suffisantes?
Les interventions sont aujourd’hui essentiellement fondées sur la récupération, mais l’évolution clinique n’est pas nécessairement associée à un retour en emploi. L’amélioration est aussi souvent limitée dans le temps et le risque de récidive est important. Les prestations actuelles visent à diminuer la souffrance; le PEPSe, complémentaire, poursuit comme objectif la conservation du job malgré la douleur. Les chances de succès de ce dernier modèle sont clairement meilleures, si on intervient rapidement, entre quatre et douze semaines, dès l’apparition du mal. Aujourd’hui, la prise en charge s’effectue souvent trop tardivement. Il peut se passer plus de six mois avant que le patient soit intégré dans un programme de remise en forme, entre le temps que le médecin généraliste l’y oriente et les délais d’attente.
Quels moyens sont valorisés pour favoriser le maintien ou le retour en emploi?
Ils varient. Chaque patient est unique et nous choisissons les outils les plus appropriés. Outre le recours possible à des moyens ergonomiques ou l’adoption de stratégies posturales visant à éviter que des mêmes gestes soient constamment reproduits, il s’agit d’examiner les aspects organisationnels de la journée, voire si certaines tâches peuvent être confiées à d’autres collaborateurs. Nous cherchons surtout à éviter la perte d’emploi qui contribue à la chronicisation de la douleur et ses risques – dépression, conflit avec l’employeur, l’assurance, sédentarité, etc.
Mais si la répétition de certains gestes douloureux ne peut être évitée, comment convaincre l’employeur de garder son collaborateur?
On souligne les activités où le travailleur peut continuer à agir efficacement et celles qui devraient être modifiées ou abandonnées. Une dernière option délicate où il faut alors parfois prendre des gants avec l’employeur... Tout est question d’équilibre. Nous faisons l’hypothèse que la situation «perdant-perdant» peut se transformer en «gagnant-gagnant». Prenez l’exemple d’un vendeur dans un supermarché: s’il n’arrive plus à rester assis après une heure à la caisse, il sera moins productif et l’employeur donc moins satisfait. S’il change de poste pour réaliser une activité plus confortable pour lui, comme trier des aliments dans les rayons et informer les clients, il ressentira moins de douleurs et sera plus efficace. Les deux parties y trouvent donc leur compte.
L’employeur pourrait se montrer réticent en raison d’une baisse de la productivité du travailleur...
Nous devons le rassurer sur ce point en l’incitant à modifier le cahier des charges de son collaborateur. La crainte du présentéisme est aussi un sujet de discussion. Avec des employés qui tentent de compenser leurs maux jusqu’à l’épuisement.
Combien de temps dure le PEPSe et quel est son champ d’application?
Il comprend neuf séances susceptibles de durer deux heures et plus. A leur terme, un rapport est rédigé et adressé à l’assurance invalidité avec l’accord du bénéficiaire s’il dispose déjà d’un suivi avec cette assurance. Ce rapport sert à mettre en évidence les pistes à mobiliser pour favoriser le maintien en emploi. Si au terme du programme, le maintien en emploi semble compromis, il servira à identifier les obstacles du poste de travail qui limitent la capacité professionnelle. Et à proposer des solutions pour l’avenir, comme une annonce auprès de l’assurance pour une réorientation ou l’instruction d’une rente. Le PEPSe présente aussi des avantages financiers par rapport à un programme de remise en forme intensif standard. C’est une formule «gagnant-gagnant». Pour le moment, ce projet pilote est réservé aux patients de Lausanne et environs. Nous sommes toujours dans une phase de test.
Vous avez présenté le PEPSe à Unia. Qu’attendez-vous du syndicat?
Interlocuteur privilégié des travailleurs, il pourrait jouer un rôle de médiateur et parler de cette prestation à ceux qui en ont besoin. Nous pensons en particulier à toutes les populations vulnérables ou dans une situation socioéconomique délicate, comme les migrants ou les working poor, qui ne connaissent pas nécessairement les possibilités existantes et les ressources dont ils peuvent disposer en matière de santé. Unia pourrait aussi participer financièrement à la démarche pour les personnes qui manquent de moyens en prenant en charge la franchise de l’assurance maladie.