Un mois et demi après les séismes dévastateurs ayant fait des dizaines de milliers de victimes et des millions de déplacés en Turquie et en Syrie, la solidarité se poursuit
Militant du groupe migration d’Unia Vaud, Ali Korkmaz, dès les premières heures suivant les violents tremblements de terre survenus dans le sud de la Turquie et en Syrie, a organisé depuis la Suisse, avec des jeunes et des membres d’associations culturelles, l’envoi d’aide matérielle sur place. L’Anatolie où il a grandi jusqu’à l’âge de 21 ans, avant son exil, est sinistrée. Plus de 50000 morts sont dénombrés côté turc, et 6000 côté syrien. Mais c’est probablement plus de 200000 personnes qui ont péri sous les décombres. Selon les autorités, le nombre de blessés s’élève à 100000. Plus de 2 millions de personnes vivent sous tente et 23 millions sont touchées par la catastrophe, soit plus d’un quart de la population de Turquie. Au vu des difficultés d’acheminement de l’aide sur place et de problèmes de logistique, Ali Korkmaz plaide aujourd’hui pour un soutien financier aux mairies des communes affectées ou venant en aide aux sinistrés.
Un mois et demi après la catastrophe, alors que la terre continue de trembler, quelle est la situation dans le pays et comment s’organise la solidarité? Entretien.
Comment avez-vous vécu, depuis Renens, l’annonce de ces séismes?
Les deux premiers jours, je n’ai cessé de recevoir des messages de proches des victimes. Les deux petits-enfants d’un cousin sont décédés. Beaucoup d’amis ont perdu la vie, ou de la famille. Les premiers jours, j’étais choqué et, en même temps, on a pu organiser, avec des jeunes Turcs, Kurdes et Syriens de la région, des camions qui sont partis en Turquie. La ville de ma mère, Pazarcik, a été rasée. La ville de mon père, Adiyaman, et la province d’Hatay (Antioche) ont été dévastées. Même chose pour la ville d’Iskenderun (Alexandrette, à 60 km de la Syrie) où j’ai grandi. Onze villes ont été touchées. Les dégâts sont énormes. Il faut savoir que les deux séismes, de 7,8 et 7,5 degrés sur l’échelle de Richter, survenus à neuf heures d’intervalles, ont libéré une énergie équivalente à 300 bombes atomiques!
Quelle aide avez-vous pu apporter?
Beaucoup de médicaments, du matériel d’hygiène, des denrées alimentaires que l’on a triés et étiquetés. Les premiers convois sont bien arrivés à Pazarcik, mais les suivants ont été arrêtés par les autorités et l’Afad, organisation de gestion des catastrophes, proche du régime et dont le président a été mêlé à des affaires de corruption en Allemagne.
Le blocage des camions nous a dissuadés de continuer à apporter un soutien matériel depuis ici. J’ai par contre pu organiser une aide directe sur place, par l’achat de nourriture à un commerce de gros en Turquie, qui l’a livrée directement dans un village sinistré à Adiyaman.
Pour les dons d’argent, je recommande de le faire directement auprès de communes tenues par des partis de l’opposition, dont les maires s’engagent concrètement sur le terrain. Par exemple dans la province d'Hatay, à Arsuz, Samandag, Iskenderun, ou dans la région d’Adiyaman. Je connais également le maire de Tunceli (Dersim), ville non touchée par le séisme mais qui s’est immédiatement rendu sur les lieux, à plusieurs centaines de kilomètres de chez lui, et fait un très bon travail sur place.
Quelle est la situation aujourd’hui?
Les besoins sont toujours immenses. La population a mené une incroyable campagne de solidarité à l’intérieur du pays, mais il manque de tout: tentes, chauffage, eau, toilettes. Cela menace les survivants d’une épidémie de choléra. De plus, le gouvernement déblaie avec des bulldozers les décombres, avec les victimes ensevelies. Il dépose ces gravats sur des collines, près de lieux d'habitation. La pluie risque de lessiver les produits chimiques et l’amiante qu’ils contiennent, ce qui mettra aussi les gens en danger.
Il y a beaucoup de critiques contre le président turc Erdogan qui a failli dans sa gestion de la catastrophe…
S’il était intervenu tout de suite, des milliers de personnes auraient pu être sauvées. Il a attendu deux jours. Or, l’armée est présente dans chaque ville et village! En 1999, lors d’un précédent tremblement de terre, et alors que le parti du président n’était pas encore au pouvoir, l’armée est arrivée sur les lieux deux heures après. Le gouvernement préfère investir pour la guerre contre les opposants de gauche et contre les Kurdes en Turquie et en Syrie. Bien qu’il ait créé un «impôt catastrophe», on ne sait pas comment est utilisé cet argent. Il choisit aussi de privatiser et de détruire les services publics du pays. C’était pareil avec les énormes incendies de forêt ces dernières années. Le gouvernement a laissé brûler, pour ensuite créer des hôtels. Et il louait ses Canadairs à des privés…
Face à une telle situation, le président aurait dû démissionner. Il ne l’a pas fait, et se représente aux élections de mai. Le Parlement national devrait immédiatement créer un gouvernement de crise provisoire chargé aussi d’organiser les prochaines élections.
Qu’en est-il du non-respect des normes de construction?
Le monde du bâtiment en Turquie est dominé par la corruption. Les normes antisismiques ne sont pas respectées. Les armatures en fer des bâtiments sont rudimentaires, les entrepreneurs voyous peuvent ainsi faire un maximum de profit. Dans beaucoup de communes, des autorisations pour la construction d’étages supplémentaires sont accordées, alors que le sol ne le permet pas. Avec la corruption, un immeuble de quatre étages peut soudain en compter dix. Il y a de rares exceptions. Dans la ville d’Erzin par exemple, dans la province d'Hatay, il n’y a pas eu un seul mort! Le maire n’a donné à personne l’autorisation de construire des étages supplémentaires, pas même à son père. Il a été très sévère, et la ville est aujourd’hui préservée.
Avez-vous des projets pour poursuivre la solidarité avec les victimes?
Personnellement, j’ai décidé de verser mes jetons de présence de conseiller communal pour cela. Comme membre de la commission migration d’Unia, avec le soutien du groupe des migrants vaudois, j’ai demandé que le syndicat apporte une aide financière de 1 franc symbolique par membre. La question va être discutée dans les régions. Des associations organisent aussi des repas de soutien. Nous essayons par exemple d’aider à la construction de fours à pains dans les villages, pour que la population sinistrée puisse être autonome.