Améliorer les conditions de travail pour endiguer la pénurie de personnel
Face au manque de main-d’œuvre criant, l’économiste d’Unia, Noémie Zurlinden, nous éclaire sur les causes du phénomène et les manières d’y remédier. Entretien
En 2022, on recensait plus de 100000 postes vacants en Suisse. Cette pénurie de main-d’œuvre n’est pas une spécificité helvétique, elle touche la plupart des pays occidentaux. La pandémie de coronavirus n’y est pas étrangère: certains secteurs ont été désertés (ce que les Américains ont appelé la Grande Démission) et la fuite des cerveaux venant de l’étranger s’est arrêtée. A l’heure de la reprise, plusieurs domaines peinent à trouver des employés. Et il se pourrait bien que la pénurie perdure. Une étude publiée par Employés Suisse projette qu’il manquera près de 365000 travailleurs qualifiés d’ici à quatre ans, allant jusqu’à 1,2 million en 2035.
Quels sont les tenants et les aboutissants de cette pénurie massive? Est-elle réversible? Noémie Zurlinden, économiste au syndicat Unia, livre son analyse.
Quelle est l’ampleur du phénomène de pénurie de main-d’œuvre en Suisse aujourd’hui?
L’Office fédéral de la statistique (OFS) réalise un sondage concernant la pénurie de main-d’œuvre tous les trimestres. Au troisième trimestre 2022, au total, 40% des entreprises interrogées ont répondu avoir trouvé avec difficulté ou ne pas avoir trouvé de personnel qualifié (voir graphique ci-dessous). L’industrie est le secteur le plus touché, avec en tête les fabricants de machines et d’équipements (représentant presque 79% des entreprises), suivi du tertiaire. Dans ce secteur, l’hôtellerie-restauration est également fortement sujette à la pénurie de personnel avec un taux de près de 45%, ainsi que le domaine de la santé avec presque 55%.
Les données par métier ne sont pas connues, mais le sondage de l’OFS donne des chiffres par rapport au niveau de formation (école obligatoire, apprentissage, professionnelle supérieure, haute école). Ces derniers mois, les entreprises ont eu plus de difficulté à trouver du personnel avec un niveau de formation «école obligatoire». Elles étaient presque 9% fin 2022 alors qu’au 3e trimestre 2019, elles n’étaient que 3,8%. Dans toute l’industrie manufacturière, 15% des entreprises ont trouvé avec difficulté ou n'ont pas trouvé de personnel ayant un niveau de formation «école obligatoire». Dans l’hôtellerie-restauration, il s’agit de 26% et, dans la santé et l’action sociale, on parle de 10%.
Cette pénurie est conséquente, bien qu’on soit loin des chiffres de la fin des années 1980 et, pourtant, le taux de chômage est faible (2,2% en 2022): comment l’expliquez-vous?
Le fait qu’on ait une haute pénurie et des chiffres de chômage faibles en même temps a du sens: si le taux de chômage est bas, c’est plus difficile de trouver du personnel pour les postes vacants.
Quelles sont les causes de cette pénurie?
Une explication générale tient au fait que les postes vacants et les demandeurs d'emploi s'accordent moins bien qu'auparavant. Il y a différentes raisons à cela. Dans l'hôtellerie-restauration, la pandémie de Covid-19 pourrait avoir fait fuir des personnes de la branche. Le secteur de la santé pourrait également souffrir d’un exode accru de la branche.
Un autre facteur important est la migration. Pendant la pandémie, il était très difficile de se rendre dans d'autres pays. Par moments, la libre circulation des personnes a même été suspendue. L'immigration était donc moins importante, à l'exception des frontalières et des frontaliers. Les chiffres du Secrétariat d’Etat aux migrations montrent qu’en 2020, l’immigration de travailleurs européens pour une période de douze mois ou moins était de –22,8% par rapport à 2019, et de –5,9% pour l’immigration à titre durable. Le Secrétariat d’Etat aux migrations met à disposition également des données sur l’immigration par secteurs économiques. Dans un rapport de 2021*, il note que, «en ce qui concerne l’UE/AELE/UK, la population étrangère résidente permanente a diminué en 2020 dans les secteurs économiques “industrie et artisanat” et “services” par rapport à la même période en 2019».
Enfin, le départ des baby-boomers à la retraite peut aggraver la pénurie.
Il faut aussi souligner que, dans certaines branches, le problème du manque de main-d’œuvre n’est pas nouveau, notamment dans les soins et dans l’hôtellerie-restauration. Une amélioration des conditions de travail est donc nécessaire pour attirer des candidats.
Où sont passés les travailleurs qui auraient déserté leur secteur?
C’est difficile de répondre parce qu’il n’y a aucune donnée sur cette question. Le fait que les postes vacants et les demandeurs d'emploi s'accordent moins bien qu'auparavant laisse supposer qu’une partie des travailleurs se sont redirigés vers d’autres secteurs, ont débuté une formation ou, parfois, se trouvent au chômage. Cela dit, le taux de chômage étant bas, on imagine que ces personnes ne sont pas nombreuses à être dans ce cas.
Comment faire pour rendre les secteurs souffrant de pénurie plus attractifs?
Une amélioration concrète des conditions de travail dans ces branches est nécessaire pour attirer la main-d'œuvre. Cela doit passer par le salaire, mais également par des adaptations des horaires, du niveau de stress et de la pression au travail, qui sont aussi centraux dans les métiers de l’hôtellerie-restauration ou des soins. Il y a d’autres facteurs qui sont importants pour dynamiser un secteur, comme la formation. On peut citer par exemple l’initiative sur les soins qui a demandé plus d’argent dans ce but.
Mettre en place de meilleures conditions de travail et augmenter les salaires est par ailleurs dans l’intérêt des entreprises elles-mêmes, parce que ce sont elles qui souffrent de la pénurie de main-d’œuvre. Elles ont une grande responsabilité. Comme syndicat, nous devons faire comprendre ce lien.
Peut-on dire que les mentalités changent, notamment dans le rapport avec la valeur Travail?
On entend souvent dire que l’attitude envers le travail change: les (jeunes) salariés souhaitent une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie privée. La proportion de salariés travaillant à temps partiel est passée de 25,4% en 1991 à 37,1% en 2021 (de 49,1% à 58,6% pour les femmes et de 7,8% à 18,2% pour les hommes). A noter que l'augmentation totale est liée au fait que davantage de femmes travaillent et qu'elles le font plus souvent à temps partiel que les hommes...
Le problème du travail à temps partiel résulte dans le fait qu’il s’exerce au détriment des salariés, qui subissent ainsi une perte de revenu. Compte tenu de la pénurie de main-d'œuvre, une solution serait une réduction du temps de travail en gardant le même salaire. Cela pourrait rendre de nombreux emplois et secteurs de nouveau attractifs. Je pense par exemple aux soins: l’un des problèmes majeurs est que beaucoup des travailleurs qualifiés quittent la profession après quelques années à cause du stress et des horaires de travail. Une diminution du temps de travail rendrait ces professions plus attrayantes. Les employeurs peuvent donc tirer parti de l'évolution des attitudes vis-à-vis du travail pour lutter contre la pénurie de main-d'œuvre.
Une éventuelle récession économique pourrait-elle avoir des effets ces prochains mois?
Les dernières prévisions attendent une croissance moins forte que celle de l’année passée, mais toutefois pas une récession. Une croissance plus faible pourrait entraîner une pénurie de main-d'œuvre plus faible.
Cela dit, étant donné que la pénurie est un phénomène à plus long terme dans certaines branches comme les soins et l’hôtellerie-restauration cités plus haut, c’est de toute façon important que les branches deviennent plus attractives pour les travailleurs.
* Rapport Statistiques sur l’immigration – Les étrangers en Suisse, publié le 4 février 2021
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