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Au cinéma en février

Image tirée du film Un autre monde.

"Un autre monde" de Stéphane Brizé, "Belfast" de Kenneth Branagh et "Great Freedom" de Sebastian Meise sont à découvrir dans les salles obscures


Obéir ou s’indigner?

Troisième long métrage du cinéaste français Stéphane Brizé consacré au marché du travail, Un autre monde dresse le portrait d’un cadre rongé par les doutes face à un plan social. Un film révoltant et éprouvant qui décortique les rouages du néolibéralisme et de son inhumanité

Image tirée du film Un autre monde.

 

Philippe Lemesle, la cinquantaine, est directeur d’un site industriel de province, propriété du gros groupe international Elsonn. Cadre performant et reconnu, il a consacré son existence à son travail avec zèle et dévouement. Quitte à y sacrifier sa vie de famille, et notamment son mariage qui part aujourd’hui à vau-l’eau. Mais lorsque la direction nationale, poussée par la direction internationale, exige de lui la mise en œuvre d’un énième plan social visant à supprimer 58 postes de travail dans le dos des syndicats, l’homme commence à douter. Les injonctions de sa hiérarchie lui apparaissent de plus en plus incohérentes et impossibles à appliquer. Qui plus est contradictoires dans un contexte où la société est largement bénéficiaire. Pris entre le marteau et l’enclume, Philippe Lemesle n’aura d’autre choix que de se remettre en question en s’interrogeant sur son action, sa responsabilité et sa place au sein de cette entreprise.

Troisième film du réalisateur français Stéphane Brizé consacré au monde du travail, l’œuvre vient conclure cette «trilogie» qui témoigne des différentes étapes du processus de destruction des emplois. A savoir: la mise en place du plan social (Un autre monde, 2022), la lutte syndicale (En guerre, 2018) et le chômage de longue durée (La Loi du marché, 2015). «Il s’est agi, à hauteur d’hommes, de raconter causes et conséquences de cette immense machine à broyer, explique le cinéaste, […] pour faire apparaître un problème systémique.»

Incapables de dégraisser?

Car c’est bien un système indécent et répugnant que Stéphane Brizé s’attelle à dénoncer ici de manière impitoyable. Un système dans lequel les travailleurs fragilisés par les exigences de rendement sont considérés comme des maillons faibles. Où l’unique préoccupation de la direction consiste à ne pas rebuter les actionnaires en étant incapable de «dégraisser». Et où le DRH du groupe appelle, narquois, les cadres à «jouer le jeu» pour parler de la suppression d’emplois. Dans ce contexte, le personnage principal – d’abord incapable d’aller à l’encontre de sa hiérarchie – va progressivement prendre conscience de l’absurdité de l’exigence de faire toujours plus avec moins. «Une stratégie qui ferait basculer nos collaborateurs dans la précarité, on s’y tient quand même?» lance-t-il à l’antipathique présidente du groupe. Ce à quoi elle réplique, impassible: «Tout est précaire dans la vie. L’amour, la santé et donc pourquoi pas le travail?» A propos de cette réplique, le réalisateur et scénariste ironise: «J’aimerais avoir assez d’imagination pour écrire quelque chose comme ça. Mais c’est Laurence Parisot, l’ex-patronne du MEDEF qui l’a dit un jour.» Démontrant que sa fiction est bien le reflet d’une réalité. Ainsi, grâce à des dialogues acérés, des situations révoltantes de vérité et une interprétation poignante emmenée par le comédien engagé Vincent Lindon, Stéphane Brizé déroule un message obsédant. Un message qui fait d’Un autre monde un film puissant, éprouvant et dont on ne ressort pas indemne.

Un autre monde, de Stéphane Brizé, sortie en Suisse romande le 16 février.


Partir ou rester?

Dans Belfast, le cinéaste nord-irlandais Kenneth Branagh évoque son enfance dans les quartiers ouvriers de cette capitale mitée par la grogne sociale et les appartenances religieuses. Une fiction en noir et blanc émouvante à l’esthétisme très soigné

Image tirée du film Belfast.

 

A Belfast, le petit Buddy, 9 ans, vit dans une zone populaire et ouvrière du nord de la ville. Avec ses parents, son frère aîné, ses grands-parents adorés et ses nombreux oncles, tantes, cousins et cousines, il mène une existence idyllique – entre chasses aux dragons et films hollywoodiens – rythmée par une vie de quartier où règnent l’amitié et le bon voisinage. Et où protestants et minorité catholique cohabitent dans un esprit communautaire. Mais en un après-midi de l’été 1969, sa vie va changer du tout au tout. Une foule hurlante de paramilitaires loyalistes met la rue à sac et incendie des habitations. Leur objectif: terrifier et diviser la population et pousser les habitants catholiques à décamper. Pour Buddy, c’est dès lors un quotidien peuplé de barricades, de militaires et de milices qui débute. Un univers de guerre où chacun doit dorénavant choisir son camp. Pour ne rien arranger, le taux de chômage atteint des records et le père du garçon est contraint de travailler par quinzaines en Angleterre où le marché est plus prospère. Dans ce contexte de terreur et de précarité un choix à la fois simple et compliqué s’impose à cette famille protestante: rester ou partir?

Revenant sur sa propre enfance, le cinéaste Kenneth Branagh réalise un film semi-autobiographique mêlant fiction et réalité. Une histoire qui s’inscrit dans «une période très tumultueuse, marquante et parfois violente […], à laquelle ma famille et moi-même avons été mêlés, explique-t-il. Il m’a fallu 50 ans pour trouver comment en parler, et adopter le ton juste.» Belfast a ainsi pour toile de fond le conflit nord-irlandais qui trouve son origine dans les discriminations économiques, sociales et religieuses dont la minorité catholique est victime. Un conflit qui atteindra son paroxysme trois ans plus tard avec le massacre du Bloody Sunday durant lequel 14 manifestants pacifistes seront tués par l’armée britannique.

Naïveté revendiquée

A travers les yeux du héros, ce contexte historique complexe est toutefois ici quelque peu restreint à une vision simpliste, voire réductrice. Un parti-pris assumé par le réalisateur et scénariste: «Le point de départ de tout ce que l’on voit dans le film, c’est l’imagination d’un garçon de 9 ans.» Une naïveté inspirée d’un cinéma hollywoodien peuplé de bons et de méchants qui habitent l’imaginaire de Buddy.

Le long métrage bénéficie par ailleurs d’une magnifique photographie grâce à une réalisation en noir et blanc avec des incursions de couleurs subtiles. Un traitement très poétique de l’image qui a pour objectif, selon le réalisateur, d’apporter «un surplus d’authenticité» au plus proche de la représentation collective de cette période.

Mais la plus grande et émouvante réussite du film consiste en la réflexion qu’il soulève sur l’attachement des personnages à leur ville, à leur quartier. Et sur la difficulté de quitter ses proches et son quotidien. Belfast vient ainsi rappeler que «partir», quelle qu’en soit la raison, est toujours un drame et un déchirement. Et de manière délicate l’œuvre est dédiée à «ceux qui sont restés, ceux qui sont partis et tous ceux qui furent perdus».

Belfast, de Kenneth Branagh, sortie en Suisse romande le 2 mars.


Aimer ou être libre?

Revenant sur l’histoire méconnue du «paragraphe 175», le cinéaste autrichien Sebastian Meise dénonce les persécutions à l’encontre des homosexuels allemands au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Un film cru et réaliste basé sur les témoignages d’anciens détenus

Image tirée du film Great Freedom.

 

Dans l’Allemagne de 1968, comme partout en Europe, souffle un vent de protestation et de renouveau. Mais pas pour Hans… Surpris en flagrant délit avec un homme, ce quadragénaire est emprisonné sur la base du paragraphe 175 du Code pénal allemand qui interdit l’homosexualité masculine. Et ce n’est pas la première fois qu’il finit derrière les barreaux. Hans y retrouve Victor avec lequel il a déjà partagé une cellule dans le passé. Ce dernier purge sa peine depuis plus de 20 ans pour homicide. Ces retrouvailles sont alors l’occasion de retours dans le passé: en 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et de l’horreur des camps, et en 1957, quand Hans est alors incarcéré aux côtés d’Oskar, son grand amour. Si l’histoire entre Hans et Victor débute par une relation conflictuelle empreinte d’homophobie, elle évolue progressivement pour devenir un lien intense marqué par le respect et l’empathie.

«Je n’étais pas conscient de l’ampleur des persécutions et du nombre immense de personnes qui ont été affectées par cette loi», explique le réalisateur autrichien Sebastian Meise à propos de l’origine de Great Freedom («Grande liberté»). Un choc qui le pousse à récolter des témoignages d’anciens prisonniers et à entreprendre des recherches sur ce paragraphe 175. Un article de loi qui a envoyé quelque 100000 hommes devant les tribunaux allemands d’après-guerre. Décrété en 1872, le texte, renforcé par le régime nazi, a criminalisé des individus pendant 122 ans. Car si l’interdiction de l’homosexualité est restée en place jusqu’en 1969, il faudra attendre 1994 pour que le paragraphe 175 disparaisse des textes de lois.

La solidarité plutôt que la violence

Si le long métrage possède ainsi une forte dimension politique, il porte également un regard humain et intimiste sur les rapports d’amitié entre détenus. Un regard qui vient déconstruire certains clichés cinématographiques: «Mes personnages de prisonniers ne tentent pas de s’évader, s’amuse Sebastian Meise. Autre exemple, la violence en prison est présente dans la plupart des films. […] Mais les gens que nous avons rencontrés ont surtout insisté sur la solidarité qui existait en prison. J’ai préféré montrer cet aspect.»

Tourné dans un véritable établissement pénitencier qui n’est plus en activité, Great Freedom fait ainsi preuve d’un réalisme confondant. Et le cinéaste d’insister également sur le côté intemporel de son récit: «Les barreaux, les cellules, les couloirs sont les mêmes partout dans le monde et à toute époque.» Un discours qui vient surtout alerter sur la fragilité des libertés dans nos sociétés: «Les idées réactionnaires reviennent très fortement, elles sont au pouvoir en Hongrie, en Pologne, elles pèsent électoralement en Autriche, en France […]. Le pire, c’est que personne ne semble avoir de bonne réponse à cette montée et la Communauté européenne elle-même semble impuissante à endiguer tout cela. […] Great Freedom parle du passé, mais évoque clairement un possible présent ou un futur proche.» Rappelant ainsi que, dans le monde, un pays sur trois punit encore l’homosexualité…

Great Freedom, de Sebastian Meise, sortie en Suisse romande le 16 février.