Au cinéma en mars
"A plein temps" d'Eric Gravel, "Tout commence" de Frédéric Choffat et "Trois fois rien" de Nadège Loiseau sont à découvrir dans les salles obscures
Boulot, dodo, mais sans métro
Dans A plein temps, le réalisateur Eric Gravel raconte le quotidien d’une femme de chambre, mère de deux enfants, aux prises avec une grève des transports en commun. Un film palpitant au rythme effréné, tourné comme un thriller, qui met en scène une travailleuse parmi les plus précaires
Julie, maman divorcée, vit dans un village aux environs de Paris. Elle a fait le choix d’une existence à la campagne pour offrir un meilleur cadre de vie à ses deux enfants. Employée comme première femme de chambre dans un palace, elle est contrainte d’effectuer des allers-retours journaliers avec la capitale. Chaque matin, elle confie ainsi son fils et sa fille à sa voisine avant de se rendre à son travail. Disposant d’un bagage en économie, Julie a l’espoir de décrocher un job qui lui permettrait d’envisager le futur de manière plus sereine. Dans cette optique, elle multiplie les offres d’emploi. Mais alors qu’un entretien d’embauche prometteur se présente à elle, une grève générale éclate, paralysant complètement les transports en commun. Le quotidien précaire de la jeune femme se transforme alors en enfer. Journées à rallonge, recherche désespérée de moyens de déplacement, retards, pressions de sa supérieure, personnel réduit, Julie se débat de toutes ses forces dans un environnement qui semble lui être complètement hostile.
Après Crash Test Aglaé en 2017, une comédie qui traitait de la délocalisation d’une usine automobile vers l’Inde, le cinéaste franco-canadien Eric Gravel propose un nouveau long métrage, que l’on pourrait qualifier de film à suspense social. En effet, A plein temps suit son héroïne pas à pas dans une course sensorielle épique à travers un Paris anxiogène. «Je voulais l’accompagner un peu comme dans un film d’action», explique le réalisateur et scénariste. Le résultat en est un véritable thriller oppressant et palpitant porté par la comédienne Laure Calamy, auteure d’une performance extrêmement physique. Le tout rythmé par une musique électronique lancinante qui vient souligner les tribulations stressantes de Julie.
Dans un angle mort
«J’interroge nos rythmes de vie et nos combats quotidiens. […] C’est un équilibre difficile à trouver et tous n’y parviennent pas», explique Eric Gravel, à propos de l’objectif de son film. Et le choix de mettre en scène une femme seule avec ses enfants n’est évidemment pas dû au hasard. Qui plus est une femme exerçant un métier de service «qui ne s’arrête jamais» et ce malgré les grèves. Le long métrage vient ainsi rendre hommage à ces travailleuses de l’ombre en filmant leurs gestes professionnels comme rarement au cinéma. Et par souci de véracité, plusieurs comédiennes ont suivi une formation auprès de véritables femmes de chambre.
De plus, le cinéaste vient raconter l’histoire d’une mère qui lutte seule, alors qu’autour d’elle, une grève générale éclate: «J’avais envie que vivent en parallèle le combat individuel et collectif, analyse-t-il, que graduellement, on comprenne qu’ils sont liés, racontent la même histoire, que l’un est la conséquence de l’autre. Julie est dans un angle mort, elle appartient à cette catégorie de travailleurs parmi les plus vulnérables, pour lesquels il y a une vraie difficulté à faire grève et à être représentés.» A plein temps apparaît donc comme le portrait admirablement campé d’une guerrière acharnée et tenace. Une guerrière qui lutte sur tous les fronts, familial et professionnel, et ce du matin au soir. Et le réalisateur de conclure: «Julie est une héroïne du quotidien.» Une héroïne comme il y en a tant, aurait-on envie d’ajouter.
A plein temps, d’Eric Gravel, sortie en Suisse romande le 16 mars.
Jeunesse mobilisée, mais abandonnée
Interpellé par l’engagement de ses enfants au sein des mouvements climatiques, le cinéaste Frédéric Choffat leur consacre Tout commence. Un film documentaire intimiste qui revient sur les récents combats d’une jeunesse en mettant l’accent avant tout sur les émotions et les motivations
«Comment en sommes-nous arrivés là?» s’interroge le réalisateur suisse Frédéric Choffat. Confronté à l’ampleur de la catastrophe écologique et aux interpellations de ses propres enfants, le cinéaste se lance dans ce projet de film documentaire qui se penche sur les combats climatiques en Suisse de ces dernières années: des premières grandes manifestations début 2019 à l’évacuation de la Zad du Mormont au printemps 2021, en passant par les blocages et les actions pacifiques, les innombrables procès et, surtout, la brutale interruption liée au Covid. Au fil des mois, il suit ainsi sa fille Lucia, 13 ans, et son fils Solal, 16 ans. A leurs côtés, trois autres jeunes – Quentin, Alexandra et Robin – plusieurs membres de la famille – notamment des grands-parents concernés – mais également Me Laïla Batou, avocate des activistes, viennent compléter les témoignages.
Tout commence met l’accent sur la singularité de telles luttes de la part de si jeunes militants en se penchant davantage sur leurs émotions, leurs sentiments et leurs motivations que sur les faits scientifiques. Le documentaire mêle ainsi la détermination, la colère et les angoisses pour l’avenir des activistes qui gardent malgré tout leur humour et leur gaîté. Le film souligne également le sentiment d’injustice éprouvé par ces jeunes qui ont «l’impression de s’en prendre plein la gueule» et de «s’écraser contre un système qui n’a pas envie de changer». Et qui, face au désintérêt de la société pour ces questions, en arrivent légitimement à s’interroger: «Est-ce que ce monde a vraiment envie d’être sauvé?» Une sensation d’impuissance encore amplifiée par ces «Bravo les jeunes!» qu’ils entendent constamment, comme si la population se reposait complètement sur eux. Eux qui prennent les risques, se sacrifient et finissent devant la justice…
Attendez votre tour…
Au cœur du documentaire, figure également la question du rôle du pouvoir judiciaire, à travers les explications percutantes de Me Laïla Batou. Si les premiers rares jugements d’acquittement pouvaient être vus comme une main tendue pour réconcilier les jeunes et les institutions, et une manière d’inviter le pouvoir législatif à agir rapidement, les condamnations et l’acharnement qui ont suivi ont douché ces espoirs. Une manière de dire aux jeunes, selon les termes ironiques de l’avocate: «Le législateur fera ce qu’il voudra quand il voudra. Vous n’avez qu’à attendre votre tour. Quand vous serez parlementaires, vous voterez des lois. Et s’il faut attendre 40 ans, on attendra 40 ans. Ce n’est pas grave, nous, on ne sera plus là de toute façon…»
Si les témoignages recueillis n’ont certes pas tous la même force et la même pertinence, le film a le mérite de montrer les coulisses du mouvement, entre anecdotes et partage d’expériences. Et Frédéric Choffat de préciser: «J’ai souhaité écouter mes enfants, leurs amis, et tenté de brosser un portrait de leur génération. Celle qui bouge, qui se questionne, qui n’en peut plus d’un monde qui court à sa perte.»
Tout commence, de Frédéric Choffat, sortie en Suisse romande le 16 mars.
Des séances spéciales suivies d’une discussion en présence de l’équipe du film auront lieu dans toute la Suisse romande. Horaires et cinémas sur: toutcommence.lefilm.ch
Premier prix, mais sans-abri
Avec Trois fois rien, la réalisatrice française Nadège Loiseau imagine le parcours rocambolesque de trois SDF gagnants du Loto. Une comédie joyeuse et un peu déjantée qui n’empêche pas une certaine réflexion sur la difficulté de s’extraire de la précarité
Brindille et Casquette, deux sans domicile fixe et compagnons d’infortune, vivent au jour le jour dans le bois de Vincennes à Paris. Leur rencontre avec La Flèche, un jeune vagabond foldingue, et son chien Connard va toutefois venir bouleverser leur train-train quotidien. Sur une étourderie du gamin, ils remportent en effet le gros lot au Loto. Après l’euphorie de cette victoire qui devrait enfin améliorer leur situation précaire, les trois hommes déchantent. Car sans adresse, sans document d’identité et sans compte bancaire, le paiement est impossible. Débute alors un parcours administratif kafkaïen semé d’embûches pour pouvoir encaisser l’argent. Un chemin de croix que les compères abordent avec naïveté, mais aussi avec un humour à toute épreuve. Mais quand chacun commence à envisager «la vie d’après» de manière différente, des tensions apparaissent au sein du trio. Brindille, Casquette et La Flèche réussiront-ils à mettre de côté leurs divergences et à profiter de leur gain?
Deuxième long métrage de la réalisatrice et scénariste française Nadège Loiseau, Trois fois rien s’attaque à un thème de société grave, les sans-abri, en faisant le choix franc de l’humour. «Je trouve important, explique la cinéaste, que la comédie s’empare de sujets durs, reliés à notre quotidien, et qu’elle fasse rire malgré la gravité des situations évoquées. J’avais envie de m’autoriser à traiter de la précarité en racontant cette histoire d’amitié entre trois marginaux.» Et même si l’émotion émerge souvent – «Le rire n’est jamais loin des larmes», précise la réalisatrice – avec ses personnages loufoques et attachants, ses situations ubuesques et grotesques et ses gags à répétition, le film propose un moment de bonne humeur simple et sans chichi.
Retrouver une vie normale?
Mais sous sa légèreté, l’histoire amorce également une vraie réflexion sur la complexité de sortir de la précarité. Alors que les entraves bureaucratiques viennent exclure de la société celles et ceux à la marge, les SDF eux-mêmes constatent la quasi-impossibilité de remonter la pente et de revenir dans le système. «Il n’y a pas de solution pour les gens comme nous», lance, désespéré, un des protagonistes. Ainsi, alors que Brindille aspire à retrouver une vie «normale» et un peu de dignité et que La Flèche dépense de manière immodérée, Casquette semble, lui, incapable de se détacher de sa vie d’errance.
Mais en rendant toute leur humanité à ces personnages, Trois fois rien vient finalement questionner le regard que nous portons sur les SDF, souvent filmés de manière peu soignée et considérés comme des personnes paumées et vulgaires. Et la réalisatrice d’affirmer, peut-être un peu naïve: «Si ce film peut déclencher l’envie chez un spectateur d’entrer en contact avec le mendiant en bas de chez lui, ce sera ma petite victoire! Je ne suis évidemment pas là pour donner des leçons, et le film n’est pas fait pour ça, mais j’espère fort que l’humanité au cœur de ce film puisse faire évoluer le regard que l’on porte sur les exclues et les exclus.»
Trois fois rien, de Nadège Loiseau, sortie en Suisse romande le 16 mars.