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Coup de grâce pour la presse romande

«Nous créerons des emplois.» Voilà ce que prétendait, dans une interview à la Tribune de Genève, Pietro Supino, le patron de Tamedia/TX Group, lorsqu'il a racheté les journaux d’Edipresse en 2011. Les promesses n'engagent que ceux qui y croient, direz-vous. En effet, l’éditeur zurichois – devenu donc propriétaire de la Tribune de Genève, 24 Heures, Le Matin, Le Matin Dimanche, Bilan et Femina – n'a pas tardé à montrer son vrai visage, celui de fossoyeur de la presse romande. Il a commencé à lui couper les ailes moins de deux ans après cette prise de guerre. Les vagues de licenciements se sont depuis lors enchaînées à un rythme de plus en plus effréné. A peine une année s'est écoulée entre la restructuration en cours, qui va biffer 290 postes dans tout le pays, et la précédente. Ce doit être ça qu’on entend, en schwyzerdütsch, par «créer des emplois»… Cette «stratégie» ne se solde pas seulement par des dizaines et des dizaines de professionnels des médias et de l’imprimerie mis sur le carreau, et des journaux de plus en plus appauvris, mais aussi par la mise à mort de titres séculaires et d’outils industriels. Après la disparition du Matin Semaine en 2018, il semble qu'un des prochains sur la liste soit la Tribune de Genève, qui risque bientôt d'être reléguée à un humiliant onglet sur le site de 24 Heures. C'est dire le peu de cas qui est fait d'un quotidien présent depuis bientôt un siècle et demi dans le paysage médiatique romand, et du canton de Genève où il est une source d'information incontournable.

Personne ne nie la crise que traverse la presse écrite. En Suisse pas plus qu’ailleurs, on n'a pas encore trouvé la formule magique pour réussir la transition numérique. Mais la façon dont les pontes de Tamedia/TX Group gèrent cette mauvaise passe relève du plus pur cynisme. «Vous ne voudriez tout de même pas que je prenne de l'argent dans ma poche pour subventionner ces journaux?» avait lancé, sans rire, Pietro Supino à une délégation du personnel romand, il y a quelques années. Sauf que les journaux, justement, ont mis énormément d'argent dans les poches de sa famille depuis la fin du XIXe siècle. La fortune accumulée – grâce à la presse écrite – par plusieurs générations d'héritiers de la dynastie Coninx-Supino leur a permis, en plus de mener grand train, d’investir notamment dans le digital. Le groupe a acquis ou créé nombre de plateformes comme, entre autres, Ricardo, Homegate, Anibis, Jobup, Immostreet, faisant ainsi main basse sur le marché des petites annonces, des offres d'emploi et de l'immobilier, qui avait naturellement migré de la presse écrite vers le web.

Or, c'était historiquement une source de revenus non négligeable pour les journaux. Mais pensez-vous, pas question d'y réinjecter ne serait-ce qu'une infime partie de cette manne! En transformant Tamedia en une holding, TX Group, on a habilement créé des silos pour séparer le bon grain (les secteurs lucratifs comme la publicité et le digital) de l'ivraie (la presse écrite). Il ne reste plus alors qu'à laisser cette dernière crever à petit feu, avant de lui porter le coup de grâce. Faut vous dire, Monsieur, que chez ces gens-là, on ne croit plus en la particularité de la presse. Ce n’est plus qu’un produit comme un autre, soumis aux diktats de la rentabilité. On ne parle plus de journaux, mais de «marques». Même si, pour le prestige, on s'enorgueillit encore du titre d'éditeur. Un chiffre, pour conclure: 670 millions de francs. Ce sont les dividendes versés ces quinze dernières années aux actionnaires du groupe, dont plus de 70% rien qu'à la famille Coninx-Supino. Dans le même laps de temps, des centaines d'employés ont été licenciés afin de réaliser des économies. Ou comment prendre l’argent dans les poches des forces productives pour en mettre toujours plus dans celles des nantis. Le capitalisme dans toute sa splendeur!