Témoignage
«J’ai la boule au ventre»
Maçon et chef d’équipe, la quarantaine, Eric* travaille depuis bientôt cinq ans pour Soraco à Genève. Fin juillet, il était l’un des salariés encore actifs de l’entreprise. Interview
Comment cette situation est arrivée? N’y avait-il pas de signes avant-coureurs?
«Mes premières années dans l’entreprise se sont bien passées. Dès le Covid, nous avons senti que ça devenait de plus en plus compliqué, il y a eu des licenciements, des retards de paiement pour des fournisseurs. On sentait que ça n’allait pas dans le bon sens, mais on gardait espoir. Au niveau des salaires, une remise en ordre avait été effectuée. On les touchait avant le 2 du mois suivant, mais, en mai, les responsables de la société nous ont avertis qu’ils ne pourraient pas nous payer dans les temps. Ils ont cherché à débloquer des garanties chez les maîtres d’œuvre, par exemple pour un gros chantier de l’ONU, mais c’était peine perdue. Nous avons touché notre salaire de mai le 12 juin. C’était la dernière fois…
Que s’est-il passé ensuite?
Le 8 juillet, nous avons été informés qu’ils allaient déposer le bilan et que l’on pourrait réclamer nos salaires en justice. Ils nous ont aussi invités à partir. Les premiers à le faire sont ceux qui n’avaient pas d’argent de côté. Une dizaine de chantiers étaient en cours, avec peu de rendement, car les fournisseurs nous livraient de petites quantités, à payer cash. On a fait du rangement, du tri. Comme d’autres, je suis toujours sur mon chantier. Nous attendons une lettre de licenciement. L’automne et l’hiver arrivent. A cette période, il y a moins de travail. J’ai une famille, je ne peux pas me permettre de faire de l’intérim et de ne pas avoir de boulot en fin d’année.
Comment avez-vous vécu l’annonce d’une possible faillite?
Ça a été brutal. L’entreprise était très bien réputée, le personnel très compétent. La suite va être pénible. Si on ne récupère que 70% ou 80% du salaire, ce sera un trou énorme. La faillite nous permettrait d’aller au chômage. Mais cette incertitude est horrible. Ça fait mal, j’ai perdu du poids, j’ai la boule au ventre. Bien sûr, ça touche la vie de famille. Mais on n’est pas seuls, on essaie de se serrer les coudes entre collègues. C’est dur. En plus de cette situation, nous avons perdu récemment un collègue de moins de 40 ans, mort d’une crise cardiaque sur son canapé. C’est un ouvrier qui donnait tout sur le chantier. Il a perdu la vie subitement. Je suis sûr que cette situation l’a affecté. Ce décès nous a retourné le ventre. Et notre employeur est resté complètement insensible face à ça, pas un mot, pas un geste…
Nous espérons tous que cette situation se termine rapidement, sans magouilles. Nous avons besoin d’être respectés.
* Prénom d’emprunt