Des migrants africains en situation précaire prennent la parole dans le documentaire No Apologies. Un film d’une sincérité troublante, à l’encontre du politiquement correct
Un film sans concession, franc, brutal, qui dépeint une réalité crue, violente et pourtant non dénuée de philosophie et de rires. No Apologies est un documentaire tourné en huis clos au cœur de Lausanne avec des migrants africains aux statuts précaires. Dans l’espace autogéré Saint-Martin au Flon, devant la caméra, les langues se délient. Des hommes noirs, certains masqués, témoignent de leur quotidien pétri de racisme et d’interpellations par la police. Entre coups de gueule, analyses géopolitiques et odes poétiques, ils racontent un monde parallèle, caché, celui d’Africains, en «état de siège physique et mental», qui ont parfois tout perdu et risqué leur vie pour l’Eldorado imaginaire européen.
No Apologies est né d’un collectif bigarré – dont la société de production Zooscope et le Collectif Kiboko ainsi que les protagonistes du film – sans scénario prédéfini et avec un maigre budget de 10000 francs seulement. Une prouesse à la hauteur de leur militantisme revendiqué. No Apologies peut ainsi se traduire par «sans concession», les réalisateurs ayant voulu éviter tout misérabilisme. A une semaine de sa sortie dans les salles, et après un succès retentissant au Festival Cinémas d’Afrique, rencontre avec deux membres de l’équipe: l’Ivoirien Mamadou Bamba qui écrit des poèmes en italien, cuisine souvent malgré lui et rêve d’un autre permis que le F (admission provisoire); et le Suisse Lucas Morëel, lieutenant à l’armée et cadre dans un fastfood pendant ses études de Lettres, avant de tout quitter pour vivre dans la forêt, puis dans des squats…
Pourquoi ce film?
Lucas Morëel: L’idée était dans l’air depuis longtemps. Depuis des années, des collectifs, les milieux sociaux s’organisent pour venir en aide aux personnes concernées. La mort violente de Mike en 2018* dans la rue a été le détonateur. Nous avons manifesté, mais nous avions aussi besoin de donner la parole aux personnes qui vivent cette violence au quotidien. Le processus a été long, car nous avons créé ce film tous ensemble.
Mamadou Bamba: Avant Mike, il y a eu la mort d’Hervé à Bex, puis celle de Lamine. Celui-ci était à la rue et venait parfois dormir chez moi. Il me racontait comment il avait, depuis la Gambie, traversé le Mali, le Burkina, le Niger, la Lybie, et les traitements inhumains qu’il avait subis. Il a vu des gens mourir dans le désert et d’autres en mer. Lui est mort dans une cellule à la Blécherette, alors qu’il n’était pas un criminel. Ça m’a vraiment touché.
Quel est le but de ce documentaire?
L. M: Transmettre la parole de ces personnes dans l’espace public et les humaniser. C’était donc aussi important de les voir discuter, philosopher, rire, afin de déconstruire les préjugés, ne plus les identifier à leur statut légal, montrer à quel point ils sont tous différents. Alors que les Blancs assimilent encore les jeunes hommes noirs à des dealers sauf preuve du contraire. Aucune question sociale ne peut être réglée avec des jugements moraux. Il faut trouver des solutions constitutionnelles légales. Ceux qui pensent que les migrants africains ne veulent pas travailler se trompent. C’est un sacré travail que de vivre dans l’illégalité, la peur au ventre. L’illégal mène à la prison, et personne ne veut se retrouver enfermé.
M. B: Comme dit dans le film, pour les Blancs toutes les personnes noires sont des dealers sauf Barack Obama et Nelson Mandela. Ceux qui dealent n’ont pas choisi de le faire. Face à la précarité, ils n’ont pas d’autres solutions. Ils ne feraient jamais ça en Afrique, c’est une honte pour leur famille! Ils ne sont pas nés dealers, ils le sont devenus ici.
Dans le film, certains témoignent n’avoir jamais subi autant de racisme qu’en Suisse, vraiment?
L. M: J’ai été choqué aussi en entendant leurs expériences. Au niveau des pays démocratiques, on pense être dans le top. Mais dans un pays aussi policé et propre que la Suisse, les Africains sont considérés comme des saletés. Ce qui est frappant, c’est que, face aux contrôles, à la peur, à la vie dans la rue, ils atteignent un degré de normalisation qui fait qu’ils rient en parlant de moments violents. Face aux problèmes, aux abus, il y a une mise à distance par l’humour.
M. B: La première interpellation que j’ai subie, c’était le premier jour de mon arrivée à Lausanne en 2013 après des années en Italie où je n’ai jamais été contrôlé. La police m’a fait baisser mon pantalon et a touché mes parties intimes en pleine rue. J’étais choqué. Dans la police, il y a des démons. Et, bien sûr, il y a aussi des flics qui te disent: «Bonjour Monsieur.» L’autre jour, je marchais près de la Riponne, j’ai dit poliment «Bonjour» à un policier qui m’a répondu: «Y a quoi? Je vous tiens à l’œil!» Autre situation: les gens montent dans le bus et préfèrent rester debout plutôt que de s’asseoir à côté d’une personne noire. Je suis toujours assez seul dans les transports publics.
Un des protagonistes, en errance depuis quinze ans en Europe, confie s’être perdu…
M. B: Je me pose aussi des questions: est-ce que je me suis perdu? Est-ce que ça vaut la peine? Je commence à compter les années, les jours. Pourquoi ne pas lutter en Afrique?
La vie est toujours meilleure là où l’on est né, où l’on a grandi, où l’on a la famille… Mais les jeunes Africains ne sont pas aidés par les politiciens soutenus par l’Occident. Au temps du premier président, les Ivoiriens venaient étudier en Europe et repartaient. Depuis 1998, on émigre. Il faudrait prendre exemple sur le Botswana, où les habitants profitent socialement des richesses du pays.
Il y a aussi une critique de l’Afrique dans le film. «A l’école, tout ce qu’on m’a appris, c’est comment être un homme blanc», dit l’un d’entre vous.
M. B: Oui, on nous parle des guerres mondiales qui sont des guerres des Blancs, on nous donne des noms de la Bible ou du Coran. Tout ça n’est pas africain. Je précise que l’Afrique, ce n’est pas un pays. On n’a pas les mêmes langues, pas les mêmes tribus, pas les mêmes cultures…
Qu’espérez-vous de la sortie de No Apologies?
M. B: J’aimerais que ce film change le regard, qu’on ne voie plus la personne noire comme un dealer. Quand on a des préjugés, on n’est pas libre. J’aimerais que les Suisses se rendent compte de la maltraitance qui existe ici. J’espère que notre message va passer.
L. M: D’un côté, on n’attend rien. Dans tout projet, des gens peuvent utiliser ce que tu fais contre toi. C’est impossible de créer des objets politiques en pensant à nos ennemis. D’un autre côté, j’aimerais que le film les touche, mais on sait très bien qu’on ne va pas faire tomber les associations racistes. C’est une goutte d’eau dans l’océan pour éveiller les consciences. A la suite des quelques projections qui ont déjà eu lieu, j’avoue n’avoir pas imaginé recevoir autant de retours positifs des spectateurs, des milieux politiques et éducatifs.
*Selon le rapport d’autopsie, le Nigérian de 40 ans serait décédé des suites d’une arrestation violente et non pas d’une overdose comme l’avaient laissé entendre les agents vaudois (Le Temps du 18.09.2018)