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«Etre féministe, c’est accepter de se brûler les ailes»

Dans son dernier essai, Racha Belmehdi tend le micro aux employés du service, applaudis durant la pandémie puis renvoyés dans l'oubli, entre mépris et humiliations.
© Yann Le Razavet

Dans son dernier essai, Racha Belmehdi tend le micro aux employés du service, applaudis durant la pandémie puis renvoyés dans l'oubli, entre mépris et humiliations.

L’autrice franco-algérienne Racha Belmehdi a récemment publié un essai sur les employés du service, grands oubliés du bien-être au travail. Entretien

A seulement 38 ans, Racha Belmehdi semble déjà avoir vécu mille vies. Née à Alger, troisième d’une fratrie de cinq enfants, elle vit une enfance nomade et heureuse au gré des déplacements de son père diplomate. Elle vivra en Algérie, en Côte d’Ivoire et en Russie avant de s’installer définitivement en France, à Paris, à ses 15 ans. Petite, Racha est bonne élève. «J’inventais des tonnes d’histoires que j’écrivais. L’écriture a toujours été mon médium d’expression.» Aucun doute, écrire, elle allait en faire son métier. Afin de rassurer ses parents qui craignaient la précarité du métier d’autrice, elle se dirige vers le journalisme, en free-lance. «Ça ne remplit malheureusement pas plus le frigo!» Après une dizaine d’années à batailler dans le milieu implacable du journalisme parisien, elle le quitte, lasse et empreinte de désillusion. «Le manque de liberté et d’indépendance m’a beaucoup déçue.»

Extérioriser l’enfer

L’instabilité de son activité de pigiste ne lui avait pas laissé d’autre choix que d’expérimenter, à côté, plein de petits jobs alimentaires. Tels que vendeuse, concierge, distributrice de flyers. Des métiers du service qu’elle a vécu de l’intérieur et qu’elle qualifie d’«enfer». «J’avais envie d’en tirer quelque chose de positif.» La pandémie a également joué un rôle important. «Tout à coup, les employés du care et du service devenaient essentiels, on les applaudissait tous les soirs, on les voyait enfin. Mais les vieux démons ont repris le dessus: les travailleurs disent que, depuis la fin du Covid et la hausse des prix, les clients sont plus exigeants, ils en veulent pour leur argent et il y a comme un besoin de rattraper le temps perdu...» Afin de donner la parole aux employés, Racha Belmehdi a récemment publié un essai, A votre service. Les travailleurs essentiels qu’on ne voit pas. Basé sur son expérience personnelle mais aussi sur des témoignages de conseillers de vente, de chauffeurs de taxi, d’agents d’entretien ou encore d’hôtesses de caisse, l’ouvrage met en lumière le mépris de classe, le harcèlement, la déshumanisation ou encore les violences qu’ils subissent au quotidien. «Je voulais brosser un autre portrait de ces travailleurs, qui sont complètement invisibilisés ou dénigrés. Non, ils ne font pas partie des meubles, ce ne sont pas des prolongements des caisses enregistreuses, ni des larbins. Et non, ils ne sont pas là car ils ne sont pas diplômés. Ce sont des humains, avec des rêves et des envies!»

Les femmes, premières cibles

Dans ce deuxième essai – le premier, Rivalité, nom féminin, est sorti en 2022 –, Racha Belmehdi rend spécialement hommage aux femmes, surreprésentées dans ces métiers, notamment celles racisées. «Les femmes ont toujours été assignées aux tâches de care, c’est un prolongement de la sphère privée où elles prennent soin de leur mari, de leurs enfants et de la maison. La société patriarcale a formaté les femmes pour qu’elles soient au service des autres, dans des métiers a fortiori pénibles, dévalorisés et mal payés.»

L’autrice plaide volontiers en faveur d’une baisse générale du temps de travail, seul moyen d’avoir du temps pour vivre. «Le Covid a rebattu les cartes. Les gens ne veulent plus que leur travail soit le centre de leur vie. Ils veulent occuper leur temps différemment. Personnellement, et comme tant d’autres, si je n’avais pas de factures à payer, je ne travaillerais plus depuis longtemps. Il y a tellement d’autres façons plus épanouissantes d’occuper ses journées...»

Eveil féministe

Racha Belmehdi se revendique féministe depuis sa plus tendre enfance. «J’avais 6 ans, et je me rappelle que l’institutrice nous expliquait qu’en français, le masculin l’emportait toujours sur le féminin. J’étais hors de moi! Je répétais: “Et même s’il y a un million de femmes et un seul homme?”» Très tôt, elle prend conscience des inégalités au sein de son propre foyer. «Ma mère faisait tout à la maison, et je trouvais ça très injuste.» Si ses parents ne se revendiquaient pas féministes, ils véhiculent à leurs enfants des valeurs d’indépendance. «Nous étions très libres et ils nous ont poussés à nous accomplir, nous, au lieu de nous présenter le couple comme une fin en soi.» La jeune Racha se construit à travers ses lectures mais aussi des figures pop des années 1990 qui prônent le girl power à l’image des Spice Girls, de Courtney Love ou de Björk. «Je suis très attachée à cette période de ma vie. Je suis quelqu’un de nostalgique.» Elle admire les films de James Ivory et dévore les livres, avec une passion particulière pour l’écrivaine Annie Ernaux. «J’aime tant sa liberté de ton.»

Soif de justice

«Je ne supporte pas les injustices, donc je milite pour toutes les causes qui luttent contre l’oppression des minorités.» Palestine, mariage pour tous, et donc, féminisme. «Il n’y a pas de grand et de petit combat. Pour moi, quand il y a une femme qui souffre, il y a un sujet.» En ce 8 mars, Racha Belmehdi sera sur le front. «Beaucoup d’avancées ont eu lieu ces dernières années. La parole des femmes se libère, les combats deviennent plus visibles. Je reste optimiste pour la suite, mais il faut rester vigilantes et ne pas sous-estimer les forces réactionnaires qui sont prêtes à tout pour ne pas perdre les privilèges que le patriarcat leur accorde.» Etre féministe n’est clairement pas un parcours de santé, selon elle. «Nous ne vivons pas dans une société qui nous pousse vers le féminisme. On va se brûler les ailes et y laisser des plumes. Vivre selon ses principes féministes, c’est accepter de renoncer à des jobs ou de perdre des conjoints...»

On n’a pas fini d’entendre parler de Racha Belmehdi, dont les projets d’écriture se bousculent. «Des idées de livres? J’en ai des dizaines!»


Racha Belmehdi, A votre service. Les travailleurs essentiels qu’on ne voit pas, Editions Favre, 2024.

© Yann Le Razavet