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Guillaume Tell, son fils, Jositsch et ses cousins

La cité d’Altdorf, dans les Alpes suisses, possède une statue. Elle représente un homme qui tient son petit garçon par la main, porte une arbalète et paraît marcher d’un pas ferme sur son socle de granit. Or depuis le mois d’août 1895, quand cette œuvre fut inaugurée, Guillaume Tell a vu passer d’innombrables voyageurs qui s’arrêtent sur la place, dirigent leur caméra sur sa silhouette et repartent. Une tâche accablante.
Voilà pourquoi, durant certaines nuits d’été, quand les lieux sont déserts, Guillaume Tell s’ébroue sur son piédestal puis en descend avec son fils. Si nous l’apercevions en cet instant, nous verrions qu’il ressemble à beaucoup de Suisses contemporains, vêtu d’une chemise et d’un blue-jeans. Et nous verrions qu’il prend la main du petit garçon, l’emmène sur les pâturages d’altitude estompés dans la nuit, s’assied avec lui parmi les herbes et lui parle. 

– Il y a très longtemps, commence-t-il en désignant le paysage environnant, ce pays était peuplé de gens libres autant qu’on pouvait l’être à cette époque, quand les nobles et l’Église se disputaient le territoire. Puis l’empereur d’Allemagne voulut renforcer son pouvoir dans la région en nommant des baillis insupportables. Qui pouvaient rendre une justice arbitraire, augmenter les impôts et prélever du bétail pour leur propre usage. C’est pourquoi j’entre en scène.

– Je ne comprends pas, fait le petit garçon.

– Je veux dire que l’histoire officielle de Guillaume Tell commence à ce moment-là. À la faveur d’un récit collectif où je surgis comme un héros. Où l’on raconte que j’ai bravé l’autorité d’un bailli nommé Gessler sur la place principale d’Altdorf, en refusant de saluer le chapeau qu’il avait fait accrocher sur un piquet comme symbole de son pouvoir. Où l’on raconte aussi qu’on m’a condamné à mort, mais que j’aurais la vie sauve si je réussissais à percer, d’une flèche d’arbalète, une pomme placée sur ta tête à cent cinquante pas de distance.

– Ma tête à moi? s’exclame le petit garçon.

– Oui, la tienne. On raconte encore que j’aurais pris la fuite durant mon transport en prison puis tué le bailli quelques heures plus tard d’une flèche en plein cœur, dans le chemin creux d’Immensee, ce qui rendit les populations locales plus décidées: bientôt les baillis furent mis à mort ou chassés du pays, et leurs châteaux démolis.

– Mais elle est vraie, cette histoire?, fait le petit garçon.

– Même les historiens n’en savent rien. Nous n’avons peut-être jamais existé… Il a suffi que nous soyons un modèle, toi et moi, pour les Suisses de toutes les époques. Prends cette histoire de pomme, par exemple. Te rends-tu compte à quel point elle est utile à nos compatriotes? Atteindre un fruit si petit à cent cinquante pas de distance! Un exploit qui peut inciter tous les citoyens à devenir à leur tour soigneux, assidus et précis dans leur ouvrage! Tu comprends? Sans nous, on ne travaillerait peut-être pas aussi bien dans nos usines et dans nos banques, aujourd’hui!

Le petit garçon se tait.

– Mais si cette histoire de pomme est fausse, reprend-il, je suis faux, moi aussi? Et tu n’es pas mon père?

L’homme se tait. Des larmes lui viennent.

– Sache seulement que je t’aime, finit-il par répondre. Pour le reste… nous sommes le rêve des autres. Nous les remplissons de courage et nous leur permettons de se tromper eux-mêmes. De vivre à force d’illusions. De nous fabriquer, toi et moi, selon leurs besoins et leurs lâchetés. De glisser dans un univers d’illusions. De se mentir sur leur passé, leur temps présent, le monde qui les entoure et ceux qui l’habitent. Comme ce Jositsch, tiens, qui m’horripile. Tellement typique de ce pays.

– Qui?

– Daniel Jositsch, un politicien socialiste, de Zurich, qui reprend quasiment mot pour mot les raisonnements de l’extrême droite UDC. À propos du climat, par exemple, tu sais, qui se réchauffe si vertigineusement, et des juges européens qui rappellent à notre pays ses devoirs en ce domaine.

 – Mais que dit-il à ce sujet, ce Jositsch?, poursuit le petit garçon.

– Tout simple. Il nie les faits établis par les scientifiques et raconte des bobards sur le niveau des efforts accomplis dans notre pays. Et refuse que des reproches nous soient adressés par des non-Suisses. On n’aime pas les étrangers, ici, sauf ceux qui nous photographient… Mais nous en reparlerons demain. Rentrons.
C’est que l’aube est venue. L’homme et son petit garçon redescendent vers Altdorf, s’approchent d’une statue qu’on y voit, en escaladent le socle puis revêtent leur costume de bronze et reprennent leur travail. Ne pas bouger. Attendre les touristes. Inspirer les menteurs. Une vie pour la patrie.