Avec «Otages», l’écrivaine Nina Bouraoui réalise une œuvre majeure. Un récit sensible, plein d’humanité au sujet d’un destin rudoyé
Il est question d’un livre coup de poing. Un réquisitoire contre les violences au travail et celles faites aux femmes. Il s’agit d’un roman haletant, sans concession. L’auteure, Nina Bouraoui, décrit à travers une série de phrases fortes, émouvantes le destin d’une ouvrière sous l’angle de la double vulnérabilité relative à sa condition sociale et à son genre. Cette histoire se déroule d’abord dans une usine de caoutchouc, où Sylvie Meyer travaille depuis 21 ans. Consciencieuse, investie, elle est appréciée par ses collègues et sa hiérarchie. L’employée devient alors déléguée syndicale, puis superviseuse de sa section. Un jour, son chef lui donne une mission: il faut trier les collègues, les classer, les évaluer. Il est clair: «Alors, oui, on s’attaque aux hommes», ayant donc comme perspective des licenciements. L’employée commence par effectuer la besogne. Elle se dit que, si ce n’est pas elle qui le fait, d’autres le feront. La peur de la misère en cas de refus lui fait aussi obtempérer aux injonctions. La dominée se persuade qu’elle se trouve ainsi du côté des gagnants. Toutefois, le mécanisme de l’aliénation au travail se met en place. «J’étais là, mais ce n’était plus moi», constate-t-elle, en conflit avec ses principes. Désormais, la salariée refuse de tirer profit du malheur des autres, de trahir ses collègues. Le discours fataliste de l’entreprise, invoquant l’absence d’autre voie, la choque. C’est à ce stade que Sylvie Meyer, 53 ans et sans antécédent judiciaire, commet un acte grave à l’encontre de son patron.
Bombe à retardement
Ce méfait porte un nom: la séquestration. Son supérieur hiérarchique est ainsi contraint de passer une nuit, enfermé dans son bureau. La situation est renversée à ce moment: une femme prend le dessus sur un homme, une ouvrière sur son patron. Arrêtée par la police, dans la voiture la conduisant au poste, elle s’explique son acte: «Je rétablissais les forces, écrasant celui qui avait tant usé de la sienne pour amoindrir des êtres déjà affaiblis.» Fine psychologue, Nina Bouraoui décortique ce qui a motivé cette transgression. Quelles sont les forces obscures de l’inconscient? Un événement refoulé, une prison intérieure remontent alors à la surface. Cette horreur vécue a parasité toute la vie de Sylvie, son rapport à autrui. L’auteure relie alors la violence commise envers son chef à celle subie, dans l’enfance, en raison du comportement d’un prédateur sexuel. Ce trauma vécu par l’adolescente a constitué une véritable bombe à retardement en matière d’injustices. L’intime et le professionnel ont désormais un destin lié. La douleur de l’un conjuguée à la violence de l’autre ont mené à une explosion.
Une veine sociale
L’auteure signe, avec cet ouvrage, une œuvre forte, intense. On ne peut qu’être admiratif devant la virtuosité littéraire. Les phrases courtes s’enchaînent à un rythme soutenu. Cela donne l’impression d’être dans la peau du personnage principal, avec qui on partage son intimité, les entrailles de sa personne. La manière d’écrire si proche des sentiments, du vécu de la protagoniste fait penser à la façon de filmer des frères Dardenne. On y retrouve aussi la même veine sociale, le même souci de porter de l’attention aux gens de condition modeste. Happé par le récit, le lecteur sent qu’un drame va éclater et il en découvrira un second caché dans les tréfonds d’une existence. Le registre de langage est proche de l’oralité. D’ailleurs, cette œuvre fut d’abord une pièce de théâtre et a été adaptée en roman. Si ce livre traite des résonances, il nous renvoie aussi aux contextes politique et social de notre époque, entre questions sociales et grèves féministes. Cette histoire s’inscrit ainsi dans le mouvement de libération de la parole et illustre parfaitement, ce qu’écrivait, dans la seconde partie du XXe siècle, la psychanalyste Anne Ancelin Schützenberger, à savoir que ce qui ne s’exprime pas par des mots s’exprime par des maux. Au niveau du monde professionnel, ce sont les syndicats qui favorisent la libre expression de la souffrance au travail, jouant par là un rôle salutaire. Car, en définitive, dans le prolongement de la démarche entreprise par Nina Bouraoui dédiant son livre aux «otages économiques et amoureux que nous sommes», force est de soutenir que nous avons tous un rôle à jouer – individuellement et collectivement – afin de contrer des rapports sociaux marqués par la déshumanisation.