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L’art, créateur de liens

Danielle Jacqui devant son oeuvre en construction à Renens.
© Olivier Vogelsang

«On est le produit de ceux qui nous ont précédés. D’entités qui nous habitent», affirme Danielle Jacqui devant son œuvre en construction à Renens.

La créatrice française Danielle Jacqui a fait don d’une œuvre monumentale à Renens. Une pièce composée de 36 tonnes de céramiques, miroir foisonnant d’un art singulier

Deux premiers modules ont déjà été inaugurés. Cinq autres compléteront l’œuvre colossale intégrant quelque 4000 pièces et sculptures en céramique, toutes uniques, pour former un ensemble pesant pas moins de 36 tonnes. Baptisé «ORGANuGAMME», l’étonnant monument en construction occupe l’espace extérieur de la Ferme des Tilleuls à Renens, dans le canton de Vaud. Derrière cette singulière et foisonnante création, se profile une artiste non moins originale, Danielle Jacqui. Une petite dame élégante de 86 ans, tresse remontée en couronne sur la tête, yeux gris-vert cerclés de lunettes et rouge à lèvres discret qui, à la veille de rentrer chez elle dans la commune de Roquevaire, en France, lève un pan de voile sur sa démarche. «Le concept? Un rêve, construit petit à petit, que j’ai mené jusqu’au bout», sourit l’auteure. Un dessein auquel l’autodidacte a consacré près de dix ans de sa vie, après avoir vécu une expérience troublante. «En 2006, j’ai subi une grave opération. Les anesthésiants m’ont provoqué des hallucinations. Je me voyais allongée, descendant le courant du Styx (dans la mythologie grecque, fleuve et point de passage vers les Enfers, ndlr). J’ai ensuite reproduit ce que j’ai perçu sur ses rives rocheuses. Cette réalisation est une vision, un projet qui m’habitait.»

Dans la marge

A l’origine, l’œuvre était destinée à décorer la façade de la gare d’Aubagne, ville réputée pour ses santons et ses céramiques. Mais les «ego et contradictions» des parties prenantes ont fini par envoyer valdinguer le plan initial. D’autres lieux ont alors été pressentis sans aboutir pour autant. «Certains pensent que je suis folle. Mais n’en sont pas sûrs. Et restent donc prudents. On me maintient dans la marge tout en m’ouvrant des résidences d’artistes. C’est eux qui ont des problèmes», soupire l’octogénaire, ravie de la proposition vaudoise. «Une aubaine. Une reconnaissance. Un chemin naturel aussi, car j’avais déjà exposé en Suisse. Mais même sans savoir où aurait terminé mon projet, je l’aurais poursuivi. La céramique se révèle essentielle. Elle touche à tous les éléments. Et implique aussi bien vos mains que votre tête», s’enthousiasme l’artiste, soulignant encore l’intérêt de la construction en 3D installée à Renens et qualifiée «d’anarchitecturale». «Je suis la scénographe de mes œuvres», poursuit la passionnée, qui, polyvalente, s’adonne aussi à la peinture, au dessin, à la broderie, à la couture, à l’écriture... Pluralité des supports et toujours abondance des motifs et des couleurs. Et alors que tout a commencé avec la confection, à l’adolescence, d’une robe en patchwork.

Celle qui peint

«A l’âge de 14-15 ans, durant les vacances et en l’absence de mes parents, je suis allée au marché acheter du tissu et j’ai cousu une robe en patchwork que j’ai portée, avant d’aller me changer, honteuse, devant les regards intenses et ahuris des passants. Je n’ai pas pensé à ce moment qu’ils pouvaient se révéler positifs», se souvient Danielle Jacqui qui, depuis, n’a eu de cesse d’explorer nombre de techniques d’expression. «Je fais. Tout simplement. Mais s’il fallait me qualifier, je dirais juste que je suis celle qui peint. Sans prétention», précise Danielle Jacqui, qui s’étonne elle-même de sa riche trajectoire artistique. «Comment suis-je arrivée là? Je l’ignore, vu l’étroitesse de mon départ. J’étais sans diplôme. Sans avenir. Sans ligne de conduite. Dans les années 1950, socialement, rien n’existait. Au départ, je voulais devenir joaillère, la profession exercée par mon père. Mais ces portes et d’autres sont restées closes en raison de mon sexe», note cette fille de féministe influencée par sa mère. «C’est ce lait que j’ai tété...» Et d’enchaîner, une ombre sur son visage: «J’ai été confrontée à des problèmes tout au long de mon existence. Professionnellement, mais aussi en tant que créatrice. Et ce, même si je suis sûre de moi en ce qui concerne mon art. Je le dis sans fierté ni orgueil. Seulement parce que je suis moi-même.» Pour gagner son pain, cette mère de quatre enfants, mariée plusieurs fois et qui se rappelle avoir eu très faim durant la guerre – rien ne la remonte plus qu’un plat de spaghettis à la sauce tomate, souvenir récurrent de cette sombre période – se lancera dans la brocante.

Le droit d’éclore

«Un beau métier, aux nombreuses facettes. Il m’a forgée», précise Danielle Jacqui, qui continuera en parallèle sa démarche artistique. Une voie qui lui permet d’exprimer ses émotions, dans des décors inspirés du quotidien. «Je n’ai pas eu une existence facile... J’ai mis beaucoup de choses dans une valise et refermé le couvercle, mais des effluves en sortaient. J’ai réglé mes comptes avec mes créations, me suis délivrée», image cette native du Verseau, soucieuse aujourd’hui de se rendre utile aux autres en ouvrant «la porte de ses libertés». «C’est un passage de témoin. L’art, pour aider les autres. Nous sommes tous contraints par un vécu, un système. On peut, on a le droit, on se doit d’éclore. Je veux insuffler cela aux jeunes.» Pessimiste malgré un travail chatoyant, la créatrice confie être habitée par une angoisse existentielle. Pas paralysante pour autant. «Dépassant mes peurs, j’avancerai dans la vie: voilà ma devise», précise celle qui, à ce stade de son parcours, voit dans son œuvre une forme d’immortalité et de poursuite de transmission. «J’aimerais remonter à l’origine de ceux qui m’ont inspiré mon travail. Je pense qu’il n’y a rien après la mort, mais la chaîne est importante. On est le produit de ceux qui nous ont précédés. D’entités qui nous habitent.» Danielle Jacqui souligne encore l’importance de l’art comme créateur de liens. «Beaucoup de personnes viennent me voir dans ma maison (un lieu décoré et rempli de ses réalisations, ndlr). Je suis confondue par leur gentillesse. C’est mes créations qui en sont le vecteur...»