Contre vents et cormorans, Pierre-Alain Chevalley continue à tendre ses filets dans un lac de Neuchâtel de plus en plus pauvre en palées et bondelles. Nous l’avons accompagné un matin calme d’octobre, loin des bouchons et de la frénésie des villes
Il est 5h30, Yvonand ne s’éveille pas. Du moins, pas encore. Pierre-Alain Chevalley, lui, est déjà levé et actif. Il quitte sa pêcherie et marche d’un bon pas jusqu’au ponton où mouille son embarcation. Celle-ci fait dans les 8 à 10 mètres de long, pas plus. Nous grimpons à bord. Notre hôte largue les amarres et démarre le puissant moteur Mercury qui se met immédiatement à ronronner.
Ce quadra manœuvre avec habileté pour sortir du port. Le faisceau de sa lampe frontale éclaire d’une lumière crue la coque des voiliers et des hors-bords que l’on frôle. Le lac est calme ce matin-là. «Comme un miroir», aurait ajouté Claude François. Et la température – autour des 10° C – franchement agréable pour la saison. Ça tombe bien puisqu’il y a des pieds tendres sur le pont.
Cap au large. Enfin ici, le large n’est jamais loin, car Pierre-Alain Chevalley ne s’éloigne guère d’Yvonand. Même s’il pourrait théoriquement taquiner le goujon partout sur le lac de Neuchâtel. «Je ne suis pas sponsorisé par BP!» L’esquif file sous les étoiles. Un œil sur l’horizon, l’autre sur l’écran de son GPS, notre pilote se dirige en ligne droite vers un coin de pêche situé à quelques encablures du rivage.
Arrivé à destination, il allume la loupiote de son bateau pour éviter que les Oberson – ses collègues et voisins stationnés à Onnens – ne lui rentrent dedans. Contrairement à jadis où les pêcheurs se faisaient des coups de Jarnac, il règne désormais une bonne entente entre la petite trentaine de professionnels qui écument les eaux neuchâteloises. «Nous sommes davantage solidaires que concurrents», confirme le marin vaudois.
Finies les pêches miraculeuses
D’un geste élégant rappelant un peu celui du semeur, il tend ses trois filets à perches, qui mesurent chacun 100 mètres de long. On dirait qu’il a fait ça toute sa vie, alors que ce fils de paysan n’a pris la succession de Luc Ottonin, dernier pêcheur d’Yvonand, que depuis une poignée d’années seulement. «Avant cela, j’ai travaillé comme menuisier-ébéniste, puis ingénieur en gestion de l’environnement à l’Etat de Vaud.» Il s’occupait alors du suivi biologique des lacs et rivières, mais le costume de bureaucrate était trop étriqué pour contenir un esprit aussi libre et libertaire que le sien.
C’est le lac qui a pris l’homme. Cet amoureux des milieux aquatiques (à 8 ans, il apprenait en autodidacte à pêcher à la mouche) a commencé à côtoyer des pêcheurs pros au cours de stages effectués dans le cadre de ses études à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève. Coup de foudre pour ce métier beau et âpre à la fois. Il mordra définitivement à l’hameçon quelques lustres plus tard. Mais ça, on le savait déjà...
Le moteur vrombit, la grande barque bondit, direction les jerricans qui flottent au loin sur l’onde et marquent l’emplacement où nous allons lever les bondelles. Pierre-Alain Chevalley remonte lentement le premier des cinq filets posés la veille au soir. Un poisson aux écailles argentées apparaît enfin. Puis, un deuxième... «Il y a une bondelle tous les dix mètres.» Pas d’amertume dans sa voix, juste un peu de dépit dans son regard de myope.
Chaque prise est extraite délicatement des mailles qui l’enserrent avant d’être déposée dans une cagette où reposent déjà ses autres congénères. Une vingtaine de salmonidés en tout et pour tout ce jour-là. Maigre, trop maigre butin. «Quand je me suis lancé en 2017, c’était l’année où les tonnages de pêche ont dramatiquement chuté. Pour ne plus remonter. C’est simple, je n’ai jamais connu les belles années, je ne sais pas ce que c’est!»
L’ombre des cormorans
A qui la faute? A la qualité de l’eau et au manque de nutriments? Au réchauffement climatique qui entraîne un décalage des périodes du frai?… Quatre cormorans passent. Ils volent en escadrille, au ras des vaguelettes. L’artisan pointe du doigt leurs noires silhouettes. «Le gros problème, ce sont eux. Les ornithologues ont recensé quelque 1500 couples sur le lac de Neuchâtel: cela fait 3000 individus qui boulottent, chacun, 400 grammes en moyenne de poisson quotidiennement durant tout l’été. Faites le calcul!»
Echaudé, le pêcheur met les gaz. «Actuellement, on a le droit de les tirer de septembre à fin février, soit durant la période où ils sont moins nombreux et font moins de dégâts. Si on veut vraiment limiter leur population, il faudrait pouvoir les effaroucher tout au long de l’année.» Lui vient de louper son permis de chasse. «J’ai oublié d’aller voir l’ophtalmo avant de me présenter à l’examen.» Il sourit.
Le soleil se lève. Cap sur Yvonand. Pendant le trajet, Pierre-Alain Chevalley ouvre le ventre de quelques poissons pour les vider de leurs entrailles. Comme attirés par l’odeur du sang, des goélands affamés se mettent à décrire des cercles au-dessus de nos têtes. Bavards, ces volatiles pleurent et raillent avant de plonger en piqué sur les viscères encore tièdes. Le plus leste s’en saisit, les autres lui volent dans les plumes.
Pause café dans la pêcherie qu’il a inaugurée en décembre dernier. «C’était une baraque en ruine que nous avons pu retaper grâce à l’appui financier de privés. Les banques, elles, ne se mouillent pas pour de tels projets.» Sa compagne, Cécile Lecourtier, débarque à ce moment-là. «C’est elle qui valorise notre pêche, en transformant et apprêtant les poissons», explique-t-il. «Il me paie à l’heure», précise cette dernière, en taillant les bondelles que son homme vient de ramener. La plus grande partie du produit de leur pêche est destinée à la vente directe, le solde à la restauration.
Une profession en voie de disparition
Pas le temps de mollir. Nous repartons sur le lac pour aller lever les filets à perches posés trois heures plus tôt. De nouveau, peu de poissons au rendez-vous. «C’est la cata!» Il balance le menu fretin – des brochets de poche – par-dessus bord. Et aussi quelques-unes de ces fameuses moules quagga, espèce invasive qui infeste nos lacs. «Des fois, mes filets en sont crépis!» Demain, il essaiera de les tendre dans un endroit qu’il espère plus poissonneux.
Il est 9h30. Retour à la case départ. Pierre-Alain Chevalley nettoie le pont de son bateau à grandes eaux. Puis, s’en va démailler ses six kilos de perches au labo. «Heureusement que ce n’est pas tous les jours la même galère.» On comprend mieux pourquoi nombre de ses collègues prédisent la fin de la pêche professionnelle. «C’est dur et ça le sera encore à l’avenir, mais je reste confiant.»
Confiant notamment dans les autorités qui lui allouent depuis 2020 une aide financière d’urgence de 10000 francs par an et semblent donc disposées à soutenir et à pérenniser son corps de métier. «Le Conseil fédéral a publié un rapport dans lequel il reconnaît clairement notre utilité ainsi que notre importance patrimoniale et sociale», rappelle-t-il.
Ce père de deux grandes filles carbure à la passion. C’est ce qui lui permet de se coltiner des journées sans fin (si tout va bien, celle-ci s’achèvera vers 19 heures lorsqu’il aura réamorcé les lignes à silures) et le pousse à reprendre le lac petit matin après petit matin. «J’aime être en contact direct avec la nature, j’ai l’impression d’en faire partie et je ne me lasse pas d’essayer de la comprendre.» «Et il n’y a pas deux jours pareils», ajoute Cécile Lecourtier. «C’est vrai! Aujourd’hui, par exemple, c’était la même chose qu’hier mais en moins bien.» Ils éclatent de rire.
Photos Thierry Porchet