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Les enfants de saisonniers sortent du placard...

Portrait de Toni Ricciardi.
© Steeve Iuncker-Gomez

Professeur d’histoire des migrations, Toni Ricciardi a focalisé son étude sur les immigrées et les immigrés italiens qui représentaient, jusqu’aux années 1970, 90% des saisonniers.

Selon une étude de l’Université de Genève, près de 50000 filles et fils de saisonniers italiens auraient vécu clandestinement dans notre pays durant les Trente glorieuses. Soit trois fois plus que ce que la Suisse reconnaissait jusqu’alors. Et ce ne serait que la pointe de l’iceberg…

Durant les Trente glorieuses, des millions de personnes ont émigré en Suisse pour travailler. La plupart d’entre elles étaient au bénéfice d’un permis de saisonnier, qui leur interdisait formellement le regroupement familial. Résultat: des dizaines et des dizaines de milliers de gosses sont entrés illégalement dans notre pays et y ont vécu cachés, sans pouvoir fréquenter l’école ni sortir. On les appelle les enfants du placard.

Une récente étude menée par l’Université de Genève, dans le cadre du Programme national de recherche 76 «Assistance et coercition», montre que le nombre de ces filles et de ces fils de saisonniers, ayant séjourné clandestinement en Suisse, était jusqu’alors largement sous-estimé. Les explications du professeur Toni Ricciardi, auteur de cet important travail de mémoire.


Selon votre étude, près de 50000 enfants de saisonniers auraient vécu clandestinement en Suisse de 1945 à 1975. Comment êtes-vous parvenu à ce chiffre?

La première difficulté a été de trouver des estimations fiables à long terme du nombre de saisonniers. Ensuite, nous avons calculé le nombre de personnes mariées et le nombre moyen d’enfants pour l’époque.

Ça reste donc une estimation qui ne concerne en plus que les petits Italiens…

Oui, parce que 90% des travailleurs saisonniers, jusqu’aux années 1970, étaient des Italiennes et des Italiens.

Une estimation nettement supérieure à celles admises jusqu’à présent!

Disons qu’il n’y avait pas d’estimation préalablement acceptée, mais des estimations hypothétiques résultant de résumés dans les journaux de l’époque. En revanche, il est très compliqué, aujourd’hui comme hier, de calculer un phénomène se déroulant dans la clandestinité comme celui qui nous occupe. En outre, la période durant laquelle les enfants vivaient cachés pouvait varier d’un minimum de trois à six mois à un maximum de quatre à cinq ans. Il convient de noter qu’il n’y a jamais de continuité à long terme, mais plutôt des séjours par intermittence.

La Confédération a délivré six millions de permis A entre 1934 et 2002. On peut dès lors imaginer qu’il y a encore eu davantage de ces «enfants du placard» comme on les appelle?

Oui, sans aucun doute. En fait, j’en suis sûr, même s’il est vraiment compliqué de trouver un fil conducteur qui puisse permettre une analyse à long terme.

Et là, on ne parle que des filles et des fils d’immigrés qui ont dû vivre cachés en Suisse. Donc, pas de celles et ceux qui sont restés au pays, qui ont été placés chez un membre de leur famille ou dans des pensionnats situés près de la frontière...

C’est vrai, beaucoup de ces mineurs ont aussi vécu des périodes de placement soit chez des parents en Italie, soit dans des instituts de l’autre côté de la frontière.

A combien évaluez-vous le nombre total de gosses concernés par ces séparations induites par le statut de saisonnier?

Au total, pour la période 1945-1975 que nous avons étudiée, environ un demi-million de filles et de garçons italiens ont subi ces séparations.

C’est énorme!

Bien sûr, mais je suis convaincu qu’il s’agit d’estimations encore basses par rapport à la réalité.

Jusqu’alors, si l’on se réfère aux études précédentes, la Suisse ne reconnaissait l’existence que de 10000 à 15000 enfants du placard. Etait-ce une tentative de minimiser l’ampleur de ce phénomène?

Non, je ne pense pas. En fait, il n’y a pas eu d’analyses quantitatives menées scientifiquement comme la nôtre. Disons que, jusqu’à présent, il y a eu plus d’analyses qualitatives que quantitatives.

Peu de recherches historiques ont été faites sur ce sujet. Pourquoi? Parce qu’il reste tabou dans notre pays?

Il s’agit d’un sujet difficile, c’est vrai. Mais vous avez besoin de temps pour effectuer une analyse historique. Disons que trente à quarante ans est une distance minimale pour commencer à faire l’histoire, tout le reste n’est pas de l’histoire.

Pensez-vous que la Suisse devrait reconnaître ses torts, présenter ses excuses et verser des indemnités à toutes ces victimes, à tous ces enfants de saisonniers qui ont été contraints de vivre dans la clandestinité?

Des excuses ainsi que la reconnaissance politique et sociale d’une page d’histoire sont dues à ces enfants de saisonniers. En ce qui concerne les indemnités, comme cela s’est passé avec les enfants soumis à des mesures coercitives, je pense que ce n’est pas une question à aborder maintenant. Elle pourrait l’être plus tard, mais pas maintenant.

Faudrait-il nommer une commission d’enquête parlementaire?

Oui, probablement. La reconnaissance sociale d’une page sombre devrait certainement se faire avec une commission d’enquête parlementaire, comme ça a été le cas pour d’autres épisodes sombres de l’histoire récente de la Suisse.

Témoignage

Franco Stelitano, 62 ans, restaurateur, Villars-sur-Glâne (FR)

«J’avais 2 ans quand je suis arrivé en Suisse. Papa et maman étaient saisonniers. Lui travaillait dans la construction et elle dans une fabrique de cartonnage. Tout petit, ils m’ont placé dans une crèche à Fribourg où ils pouvaient venir me voir de temps en temps. C’est eux qui me l’ont raconté, parce que je n’ai évidemment aucun souvenir de cette époque.

Après, j’ai alterné les séjours entre la Suisse et l’Italie, entre mes parents et ma nonna. Quand j’étais ici, je vivais cloîtré à la maison. Papa et maman me disaient: “Ne fais pas de bruit, n’ouvre pas la porte, ne sors pas!” Je ne comprenais pas, j’avais peur.

Lorsque j’ai été en âge d’aller à l’école, et comme je ne pouvais pas être scolarisé en Suisse, car j’étais clandestin, ils m’ont placé dans un pensionnat à Domodossola. J’y suis resté jusqu’à mes 17 ans. Je voyais mes parents seulement quelques jours à Noël et à Pâques. Et aussi un peu durant l’été que je passais entre Fribourg et la Sicile. C’était à chaque fois un crève-cœur, un déchirement de les quitter.

A la fin de mes études, je suis rentré en Suisse. Parce que, si je restais en Italie, je perdais tous les droits que mes parents avaient acquis (ils avaient obtenu un permis de séjour dans l’intervalle, ndlr). Et je ne suis plus reparti.

Une telle expérience vous marque à vie. Aujourd’hui encore, j’en souffre, j’en fais des cauchemars… Jusqu’à ce que je témoigne dans le cadre du reportage Non fare rumore de la RAI (chaîne de télévision italienne, ndlr), je ne parlais pas de cette période terrible, c’était tabou, j’avais honte. Si je m’exprime aujourd’hui, c’est pour que tout ça n’arrive plus jamais à personne.

La Suisse a voulu les bras de mon père et de ma mère, mais elle n’a pas voulu de moi, jamais! J’en veux aux deux pays, à la Suisse et à l’Italie, j’en veux à ces deux gouvernements qui se sont enrichis sur notre dos, qui ont profité de nous. J’aimerais avoir des excuses de Berne, des dommages et intérêts pour ce que j’ai subi, quitte à les redonner à des œuvres de charité. Mais rien ne bouge, on nous ignore parce qu’on dérange...»


«Un régime migratoire inhumain»

Avant les années 1960, les syndicats soutenaient le contingentement des travailleurs immigrés et le statut de saisonnier. Ce n’est qu’ensuite qu’ils ont pris conscience que cette situation nuisait à l’ensemble des ouvriers. Marília Mendes, secrétaire d'Unia pour la migration: «Ils se sont rendu compte que les migrants étaient utilisés pour mettre la pression sur les salaires et les conditions de travail de l’ensemble des travailleurs.» Dès lors, les syndicats ont commencé à organiser les ouvriers immigrés et se sont aussi engagés pour les droits des saisonniers.

Et Unia continue à le faire, entre autres en soutenant Tesoro, une association créée par d’anciens enfants du placard, qui attend de la Suisse qu’elle reconnaisse ses torts, présente des excuses officielles et verse des indemnités de compensation en guise de réparation. «Elle exige aussi un travail historique, indique notre interlocutrice. C’est essentiel de mettre en lumière cette problématique pour que l’on comprenne qu’il y a des personnes qui ont souffert derrière ces chiffres, pour que l’on puisse regarder aussi notre passé en face et, enfin, pour éviter que cela ne se reproduise.»

«Ce statut était un régime migratoire inhumain, incompatible avec les droits fondamentaux, qui occasionnait des souffrances énormes, ajoute cette spécialiste de la migration. Et c’est affreux, inimaginable que, dans la Suisse d’aujourd’hui, il y ait encore des personnes qui défendent ce statut. Quelle insensibilité humaine!»

Marília Mendes tire un parallèle avec la problématique des clandestins. Toujours actuelle malheureusement. «On profite de la force de travail des personnes qui n’ont pas de statut légal en Suisse. Leurs enfants peuvent aller à l’école – contrairement aux enfants du placard du passé –, mais ils doivent vivre dans la clandestinité avec toutes les conséquences que cela a pour leur développement. Les parents travaillent, sont indépendants financièrement, on devrait tout simplement les régulariser.»

Voir égalemant: "La parole aux saisonniers"

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