Témoignage
Franco Stelitano, 62 ans, restaurateur, Villars-sur-Glâne (FR)
«J’avais 2 ans quand je suis arrivé en Suisse. Papa et maman étaient saisonniers. Lui travaillait dans la construction et elle dans une fabrique de cartonnage. Tout petit, ils m’ont placé dans une crèche à Fribourg où ils pouvaient venir me voir de temps en temps. C’est eux qui me l’ont raconté, parce que je n’ai évidemment aucun souvenir de cette époque.
Après, j’ai alterné les séjours entre la Suisse et l’Italie, entre mes parents et ma nonna. Quand j’étais ici, je vivais cloîtré à la maison. Papa et maman me disaient: “Ne fais pas de bruit, n’ouvre pas la porte, ne sors pas!” Je ne comprenais pas, j’avais peur.
Lorsque j’ai été en âge d’aller à l’école, et comme je ne pouvais pas être scolarisé en Suisse, car j’étais clandestin, ils m’ont placé dans un pensionnat à Domodossola. J’y suis resté jusqu’à mes 17 ans. Je voyais mes parents seulement quelques jours à Noël et à Pâques. Et aussi un peu durant l’été que je passais entre Fribourg et la Sicile. C’était à chaque fois un crève-cœur, un déchirement de les quitter.
A la fin de mes études, je suis rentré en Suisse. Parce que, si je restais en Italie, je perdais tous les droits que mes parents avaient acquis (ils avaient obtenu un permis de séjour dans l’intervalle, ndlr). Et je ne suis plus reparti.
Une telle expérience vous marque à vie. Aujourd’hui encore, j’en souffre, j’en fais des cauchemars… Jusqu’à ce que je témoigne dans le cadre du reportage Non fare rumore de la RAI (chaîne de télévision italienne, ndlr), je ne parlais pas de cette période terrible, c’était tabou, j’avais honte. Si je m’exprime aujourd’hui, c’est pour que tout ça n’arrive plus jamais à personne.
La Suisse a voulu les bras de mon père et de ma mère, mais elle n’a pas voulu de moi, jamais! J’en veux aux deux pays, à la Suisse et à l’Italie, j’en veux à ces deux gouvernements qui se sont enrichis sur notre dos, qui ont profité de nous. J’aimerais avoir des excuses de Berne, des dommages et intérêts pour ce que j’ai subi, quitte à les redonner à des œuvres de charité. Mais rien ne bouge, on nous ignore parce qu’on dérange...»
«Un régime migratoire inhumain»
Avant les années 1960, les syndicats soutenaient le contingentement des travailleurs immigrés et le statut de saisonnier. Ce n’est qu’ensuite qu’ils ont pris conscience que cette situation nuisait à l’ensemble des ouvriers. Marília Mendes, secrétaire d'Unia pour la migration: «Ils se sont rendu compte que les migrants étaient utilisés pour mettre la pression sur les salaires et les conditions de travail de l’ensemble des travailleurs.» Dès lors, les syndicats ont commencé à organiser les ouvriers immigrés et se sont aussi engagés pour les droits des saisonniers.
Et Unia continue à le faire, entre autres en soutenant Tesoro, une association créée par d’anciens enfants du placard, qui attend de la Suisse qu’elle reconnaisse ses torts, présente des excuses officielles et verse des indemnités de compensation en guise de réparation. «Elle exige aussi un travail historique, indique notre interlocutrice. C’est essentiel de mettre en lumière cette problématique pour que l’on comprenne qu’il y a des personnes qui ont souffert derrière ces chiffres, pour que l’on puisse regarder aussi notre passé en face et, enfin, pour éviter que cela ne se reproduise.»
«Ce statut était un régime migratoire inhumain, incompatible avec les droits fondamentaux, qui occasionnait des souffrances énormes, ajoute cette spécialiste de la migration. Et c’est affreux, inimaginable que, dans la Suisse d’aujourd’hui, il y ait encore des personnes qui défendent ce statut. Quelle insensibilité humaine!»
Marília Mendes tire un parallèle avec la problématique des clandestins. Toujours actuelle malheureusement. «On profite de la force de travail des personnes qui n’ont pas de statut légal en Suisse. Leurs enfants peuvent aller à l’école – contrairement aux enfants du placard du passé –, mais ils doivent vivre dans la clandestinité avec toutes les conséquences que cela a pour leur développement. Les parents travaillent, sont indépendants financièrement, on devrait tout simplement les régulariser.»