Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Les expulsions vers la Croatie augmentent

manif
© Thierry Porchet

Manifestation contre les renvois de réfugiés en Croatie, le 1er avril 2023, à Lausanne.

Abdulgafur, requérant kurde débouté, a été expulsé en Croatie en novembre. Très vulnérable, il était suivi pour des problèmes physiques et psychiques dans le canton de Vaud. Récit.

Les contes de Noël sont rares dans le domaine de l’asile. L’histoire d’Abdulgafur est tragique, comme tant d’autres récits lorsque l’on navigue dans les eaux troubles des politiques migratoires. Malgré les appels incessants des collectifs Droit de rester et Solidarité sans frontières, la reconnaissance de l’existence des violences et des pushbacks en Croatie, les expulsions vers ce pays continuent. 

Fin novembre, l’homme kurde de Turquie en a fait les frais. Après seize mois en Suisse, ce militant de 45 ans a été arrêté dans son foyer, emprisonné à Frambois pendant neuf jours avant d’être renvoyé par avion en Croatie. Ce pays, il l’a traversé en juin 2023. Une nuit, il a été arrêté en même temps qu’une vingtaine d’autres personnes. Toutes ont été menottées et fouillées. Leur téléphone et leur argent ont été réquisitionnés. Ne voulant pas donner ses empreintes digitales, Abdulgafur a été enfermé seul dans une cellule pendant 24 heures, sans nourriture ni eau. Il témoigne avoir dû finalement accepter, avant que la police ne le dépose, avec d’autres personnes, à la gare routière de Zagreb. Ce comportement, plusieurs personnes spécialistes de l’asile l’expliquent par le fait que le pays reçoit de l’argent pour intercepter les migrants. Le pays voudrait donc faire figure de bon élève vis-à-vis de l’Union européenne, tout en espérant que les requérants continuent leur route (lire ci-dessous). 

Deux expulsions

Abdulgafur a, lui, poursuivi son exil jusqu’en Suisse, pays où il a un ami. Mais sa demande d’asile n’a pas été examinée. Il a été débouté d’office, accords de Dublin obligent. 

Malgré ses traitements médicaux, le 11 décembre 2023, alors que ce même jour il avait rendez-vous chez un psychiatre, la police débarque. «Ils sont arrivés dans la chambre que je partageais avec trois autres personnes. Je leur ai montré les médicaments que je prenais, leur ai expliqué que j’étais suivi psychologiquement. Les policiers ont ri, avec un appareil (un teaser certainement, ndlr), ils ont paralysé mon côté droit. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé ensuite», explique Abdulgafur, le 9 décembre dernier, dans un long message, depuis la Croatie. Son assistante sociale à Vevey de la Fondation de Nant, Line Golestani, complète: «Il ne se rappelle plus de rien, mais il s’est défenestré.» 

«Je me suis retrouvé sur une civière, continue Abdulgafur. Le médecin m’a dit que j’avais une fracture au dos. J’ai été opéré et suis resté à l’hôpital plusieurs mois.» 

Sa deuxième expulsion en novembre 2024 a, dès lors, choqué tout son entourage. «Au vu de sa fragilité psychologique et physique, je n’imaginais pas que la police allait l’emmener à Frambois en vue de l’expulser, souligne Line Golestani. Avec le SAJE, Diane Barraud, son assistant social de l’EVAM, mon chef et moi, nous avons tenté d’éviter le renvoi. Sans succès.»

Une politique honteuse

Anthony Cardenas, cordonnier, qui l’a accueilli cet automne dans son atelier à Blonay témoigne également. «Il m’a beaucoup touché humainement. Ce n’est pas facile à 45 ans de fuir son pays et sa famille pour des raisons politiques, et d’arriver dans un pays dont on ne connaît pas la langue, où les gens s dans ces conditions.» ont méfiants. Il a eu du courage. Son passage par la Croatie a été très traumatisant, ainsi que la tentative d’expulsion l’année passée.» Un lien d’amitié teinté d’admiration s’est créé entre les deux hommes. «Il est capable de fabriquer des chaussures artisanalement de A à Z, c’est un savoir-faire rare qu’on ne trouve quasi plus en Suisse», témoigne Anthony Cardenas, indigné par la manière dont Abdulgafur a été expulsé. «On l’a mis en prison, alors qu’il n’a rien fait de mal. J’ai pu lui amener quelques affaires, car la police l’a embarqué à l’aube sans lui laisser le temps de ne rien emporté, même pas ses médicaments. C’est inhumain…» raconte-t-il, avec calme, mais sans cacher sa tristesse. «C’est quelqu’un de tellement gentil et travailleur. Alors que notre pays a besoin de main-d’œuvre, je ne comprends pas qu’on renvoie des personnes telles que lui. C’est tellement brutal et honteux.» 

En Croatie, Abdulgafur ne cache pas son angoisse: «A la sortie de l’avion à Zagreb, on ne m’a pas rendu mes béquilles. Je suis très inquiet pour mon traitement. J'ai rencontré le médecin du camp, qui m’a dit que le système fonctionne très lentement ici. Depuis vingt jours, j'attends. L'endroit où je loge est très mauvais. Ce n'est pas hygiénique du tout. Je me sens impuissant. Ils disent qu'ils versent 20 euros par personne (à la fin du mois, ndlr) pour ceux qui restent ici. Mais, dans ces conditions, tout le monde part.» 

De la violence des renvois Dublin

«Cette année, le nombre de renvois depuis la Suisse vers la Croatie a quasi doublé. On estime qu’il y a un vol spécial par semaine pour Zagreb, avec un niveau de sécurité 4, soit les menottes et un système ultrarépressif. Les déboutés Dublin sont traités comme des criminels.» Sophie Guignard, secrétaire politique de Solidarité sans frontières (SOSF), ne mâche pas ses mots. Elle souligne la violence des expulsions depuis la Suisse. «Il est arrivé que des personnes soient renvoyées sans leurs lunettes, sans leurs médicaments, voire même sans leur porte-monnaie. Par ailleurs, les tentatives de suicide ne sont pas rares lors des expulsions.» 

Cet été, elle a visité avec une délégation les deux centres d’accueil de Croatie. Elle résume: «La majorité des personnes repartent dans les 24 heures, car avec 900 places d’hébergement, ce pays n’a pas les capacités de tous les accueillir. Le système médical croate n’est déjà pas suffisant pour la population. L’ONG Médecins du monde fait du mieux qu’elle peut.»

Diane Barraud-Astefan, aumônière à Point d’Appui, à Lausanne, depuis treize ans, rencontre, elle, beaucoup de personnes sous le joug d’une décision Dublin: «Malgré l’Appel contre l'application aveugle du Règlement Dublin signé en 2017 déjà par de nombreuses organisations, des personnes vulnérables, des femmes seules avec enfants continuent de recevoir des décisions de renvoi Dublin de la part du SEM (Secrétariat d’Etat aux migrations). Les cantons sont tenus de les exécuter sous peine de sanctions financières. Or, selon des rapports d'ONG ou de groupes d'Eglises, l’accueil dans certains pays, notamment la Croatie, ne serait pas du tout adéquat, les personnes y subiraient parfois des violences graves, et l’accès médical pourrait y être très limité. Dans les situations que je rencontre, je constate que le système Dublin représente une pression psychologique insupportable. Souvent les personnes arrivent avec de grandes souffrances, des traumatismes liés à la route migratoire, et un état d’épuisement intense. Elles pensent être enfin arrivées et… non. C’est très dur. Et ces situations demandent énormément d’énergie à tous les intervenants sociaux et aux autorités.» 

Pour preuve, le 10 décembre, à l’aube, la police est venue chercher un jeune couple éthiopien dans un foyer de l’EVAM pour le renvoyer en Roumanie. Le jeune homme a menacé de se suicider, son épouse a tenté de l’en dissuader. Une opération policière d’envergure a été mise en place avec le DARD (Détachement d’action rapide et de dissuasion) de la police cantonale, le groupe d’intervention de la police de Lausanne (GIPL), des tireurs d’élite, des pompiers, des ambulances, des négociateurs ainsi qu’une traductrice. 

«Plus largement, ce système a été pensé pour éviter ce que, dans les faits, il produit: soit le “tourisme” de l’asile. C’est incroyable le nombre d’allers-retours qu’effectuent les requérants d’asile», déplore Sophie Guignard. 

En Suisse, les renvois n’ont plus lieu vers la Grèce depuis longtemps à la suite d’une décision européenne. «Depuis deux ans, l’Italie refuse les retours, mais les personnes qui arrivent de ce pays sont quand même sous le régime Dublin et vivent mortes d’angoisse», explique, pour sa part, Aude Martenot, membre de Solidarité Tattes, pour qui les cantons et le SEM se doivent d’user de leur marge de manœuvre. 

Pour aller plus loin

La Suisse votera sur une naturalisation facilitée

banderole

L’«Initiative pour la démocratie» a été déposée le 21 novembre à la Chancellerie fédérale. Elle veut favoriser l’intégration des personnes concernées et l’équité des procédures.

Unia réclame une simplification de l’accès à la citoyenneté suisse

une main tient un livret C et un livret B

Face à une procédure actuelle de naturalisation complexe, exigeante et onéreuse, le syndicat exige que certains obstacles soient levés, à travers quatre grandes revendications.

L’intégration professionnelle en question

forum

Un forum sur l’intégration des réfugiés ukrainiens a réuni plus de 500 personnes issues de nombreuses organisations. Le point avec Hilmi Gashi d’Unia.

La cohésion sociale en ligne de mire

La déléguée à l'intégration du du district de Conthey, en Valais et une bénéficiaire des prestations.

Déléguée régionale à l’intégration du district de Conthey, en Valais, Bénédicte Seifert s’exprime sur son travail. Un métier-passion aux multiples enjeux. Entretien.