Il y a eu la Maison du peuple de Caroline, celle du Cercle ouvrier à la rue Pichard et, enfin, celle de Chauderon. Retour sur une existence riche et plurielle de ces lieux d’échange et de débats
Relater l’existence de la Maison du peuple de Lausanne, ou plutôt des maisons du peuple et de leurs «trois vies», n’est pas une sinécure. Ces vies débutent en 1899 avec la fondation de la première Maison du peuple, qui prendra ses quartiers à la place Saint-François, puis dans l’ancienne Tonhalle de la rue Caroline et se terminera avec sa démolition en 1954. Une seconde vie commence en 1916 avec la création du Cercle ouvrier lausannois (COL), s’émancipant de la première institution et de sa conception de conciliation entre les classes. Elle se matérialisera avec l’ouverture en 1925 d’un Cercle ouvrier et typographique, à l’angle de la rue Pichard et de la place Saint-Laurent. En 1936, le Cercle se déplace à la place Chauderon, où il établit la «Nouvelle Maison du peuple». C’est le début de sa troisième vie. L’immeuble sera détruit et reconstruit entièrement en 1961. Soixante ans plus tard, en 2021, le nouveau bâtiment aurait dû fêter son 60e anniversaire. Pandémie oblige, la célébration n’a eu lieu que le 1er mars dernier, dans des locaux rénovés en 2018-2019.
L’anniversaire, tenu en présence d’un nombreux public, a débuté par une présentation de cette évolution par Olivier Pavillon, ancien directeur du Musée historique de Lausanne. Une table ronde et un moment convivial ont suivi.
Une première vie
«Ce ne sont pas les ouvriers, mais des bourgeois philanthropes voulant le bien de la classe ouvrière qui sont à l’origine de la première Maison du peuple de Lausanne», indique d’emblée Olivier Pavillon, rendant aussi hommage au travail de l’historien Marc Vuilleumier réalisé sur cette première institution populaire. Sous l’égide de la Ligue d’action morale, une conférence sur les maisons du peuple, en plein essor en Europe, se tient le 30 novembre 1899 dans la salle du Conseil communal. L’un des orateurs est le socialiste Georges Renard, réfugié de la Commune de Paris et professeur à l’Université. Un autre est Auguste Forel, fondateur de la ligue, spécialiste des fourmis, mais également de l’eugénisme, «repris hélas par les nazis», remarque Olivier Pavillon. La fondation de la Maison du peuple, à laquelle s’associe le riche mécène Anton Suter, est lancée. Les statuts sont adoptés le 18 décembre 1899. Ils précisent que son but «n’est pas uniquement le rapprochement des cœurs, il est aussi la culture de l’esprit, du caractère par des cours, des conférences populaires, par l’organisation d’une bibliothèque, d’une salle de lecture, puis enfin par des soirées familières, des représentations dramatiques, des concerts, en un mot par des récréations honnêtes qui seront un coup droit porté à l’alcoolisme».
De Saint-François à Caroline
Sa première résidence sera à la place Saint-François. Des conférences, des soirées littéraires sont organisées. Quelques rares ouvriers et ouvrières y prennent part. Dont les «typotes» de l’imprimerie Bridel à la place de la Louve et des travailleurs socialistes italiens. «Lausanne se transforme, c’est le début du tramway, on parle même de démolir l’église Saint-François», situe l’historien. Au tournant du siècle, Aloys Fauquez, de la Société du Grütli et fondateur du socialisme vaudois, préconise que «la Maison du peuple sera socialiste ou ne sera pas».
En 1901, Anton Suter achète un ancien manège à la rue Caroline, transformé en salle de musique, la Tonhalle. Il offre le bâtiment à la Maison du peuple. Des cours s’y organisent, un cercle de discussion est mis sur pied, un local mis à la disposition des ouvrières, un bureau de consultation juridique y est ouvert. Il y a également une bibliothèque, qui comptera jusqu’à 11000 livres en 1943. La grande salle, dotée d’une acoustique excellente, accueille des concerts de musiciens prestigieux: Paderewski, Pablo Casals, Clara Haskil. L’Orchestre de chambre de Lausanne, membre de la Maison du peuple, s’y produira. Et des orateurs de haut rang sont accueillis, comme Gandhi en 1931.
Volonté d’émancipation
«C’est une pépinière de la fraternité humaine pour les uns et un lieu d’échange d’idées subversives pour les autres», relate l’historien. Le Parti socialiste, les syndicats fréquentent les lieux. Mais peu d’ouvriers de la base. Une petite fraction de syndicalistes révolutionnaires conteste cet «organe de collaboration de classe». L’un d’eux, Joseph Karly appelle, en 1908, les travailleurs à «s’emparer de la Maison du peuple» pour la mettre au service de la classe ouvrière. Ce courant syndical s’est peu développé, explique Olivier Pavillon, en raison notamment de la terrible répression policière et des interdictions professionnelles en cours à la veille de la guerre. Pour la droite, la Maison du peuple est un «nid de révolutionnaires». Le 27 mars 1907, lors de la grève générale qui s’est déroulée dans le canton de Vaud, la troupe occupe la Maison du peuple de Caroline.
De nombreux cours généralistes sont organisés. Ils prendront le nom d’Université populaire en 1930. Une école du dimanche pour les enfants et les adolescents est créée en 1920 pour contrer «l’influence néfaste de l’école bourgeoise». Les leçons consacrées au socialisme sont rares. Jules Humbert-Droz y donne des cours de marxisme qui seront interdits en 1935 par le général Guisan.
Dans cette période d’avant-guerre, le climat est tendu. A Genève, le 9 novembre 1932, la troupe tire sur les travailleurs, faisant 13 morts et 65 blessés. Des manifestations spontanées se déroulent dans les rues de Lausanne. Le lendemain, l’Union syndicale appelle à un rassemblement devant la Maison du peuple de Caroline. Les manifestations étant interdites, l’administrateur des lieux ouvre les portes de la grande salle à la foule. La Gazette de Lausanne en profitera pour dénoncer l’«utilisation révolutionnaire de la Maison du peuple».
Sur le déclin, la Maison du peuple de Caroline est reprise après la guerre par une coopérative de consommation locale. Le terrain est vendu et la Tonhalle démolie en 1954.
La deuxième vie débute en 1916 avec le Cercle ouvrier
En parallèle à la Maison du peuple de Caroline, les travailleurs et les socialistes de la ville fondent en 1916 le Cercle ouvrier lausannois dans le but de créer un mouvement plus fort. De nombreux syndicats en font partie, comme celui du personnel de locomotives, les lithographes, les parqueteurs, les tapissiers ainsi que celui des maçons italiens, la Moraria. Le Parti ouvrier socialiste et le PS italien s’y joignent également. Une première assemblée a lieu au Café du Grütli le 26 juillet. Les statuts sont adoptés un peu plus tard. Dans le comité, présidé par Charles Wenger, se trouve Victor Mermoud, conducteur de locomotive et leader de la grève générale de 1918. Le Cercle se réunit au Grütli, puis au Grand Pont No 16.
«Pendant ce temps, la maison de Caroline continue de fonctionner, y compris avec des gens du Cercle ouvrier», souligne Olivier Pavillon. Le Cercle fait face à une escroquerie lorsqu’il tente d’acheter un terrain, du côté de Georgette, et c’est finalement en avril 1925 qu’il s’établit à la rue Pichard. Les typographes avaient acheté l’immeuble du café Helvétique et proposé au Cercle d’en devenir locataire. Des associations affluent, du sport, de la culture, des jeux de cartes, un billard. En 1930, le Cercle compte quelque 2500 membres individuels.
La troisième vie naît en 1936 à Chauderon
A la recherche d’un bâtiment, le Cercle ouvrier acquiert un immeuble à la place Chauderon No 1, où se trouve le café Occidental. La «Nouvelle Maison du peuple» s’y installe en 1936. Pour décorer les lieux, le Cercle achète trois portraits: ceux de Marx, Jaurès et Lénine. Cette naissance se déroule dans un contexte difficile, de montée des fascismes, peu avant la Seconde Guerre mondiale. Des discussions passionnées ont cours. Des plaintes sont portées contre le Cercle. Une scission a lieu dans le Parti socialiste, le monde syndical change. En 1937, naît la politique de paix du travail. «Les débats vont disparaître, car la guerre éclate, les tensions sont mises de côté», résume Olivier Pavillon. En 1943 est créé le POP. Sa jeunesse entre dans le comité du Cercle et remplace la jeunesse socialiste qui a complètement disparu.
En 1946, le Cercle ouvrier décide de démolir le bâtiment pour le reconstruire, ce qui se réalisera en 1961. La guerre terminée et la Tonhalle disparue, la «Nouvelle Maison du peuple» reprend le nom de «Maison du peuple» qu’elle porte encore fièrement aujourd’hui.
Faire renaître l’idée de «passer» à la Maison du peuple
«Un lieu au cœur de la vie associative et politique: quels enjeux?» Tel est le thème de la table ronde qui a suivi l’exposé d’Olivier Pavillon. «Nous croyons encore que les gens ont besoin de discuter, de débattre», a introduit Julien Eggenberger, député socialiste et président du Cercle ouvrier lausannois, indiquant qu’à la suite de la réouverture des salles rénovées, la Maison du peuple tourne à 130% ou 140% de sa capacité. «Nous avons fait le pari de développer quatre nouvelles salles dans l’ancien cinéma Eldorado, il y a des besoins importants d’activités supplémentaires», a-t-il ajouté, annonçant le réaménagement futur de l’immense espace, vidé de tout son mobilier, qui n’a pas encore été rénové. Municipale socialiste, Emilie Moeschler a évoqué le riche tissu associatif de la ville: «Il y a près de 1000 associations à Lausanne, dont 160 qui s’engagent pour l’intégration, contre le racisme, avec un millier de bénévoles. Les demandes de locaux sont importantes, ces derniers jouent un rôle central dans les échanges. Anne Papilloud, syndicaliste et membre du Cercle ouvrier, a vécu à la Maison du peuple, qui abrite aussi de nombreux logements. «Il faut que l’on rétablisse l’idée de “passer” à la Maison du peuple. Maintenant, on y vient pour une assemblée, une réunion. C’est un lieu très fort, un port d’attache. Nous devons retrouver cette possibilité de s’y arrêter.» Une question abordée également par plusieurs interventions venues de la salle, évoquant le rôle de ce lieu pour les saisonniers qui le fréquentaient dans le passé, le bistrot qui permettait d’y retrouver des camarades, des familles qui dînaient là, ensemble, le dimanche. Le projet de l’Eldorado pourrait aller dans cette direction. Il est notamment évoqué la possibilité d’y faire des spectacles, ou de créer des bureaux collectifs, au service du mouvement associatif, avec un ancrage fort dans les syndicats, la migration, mais aussi ouverts à tous, a précisé Anne Papilloud. Et le président de conclure: «Nous souhaitons faire durer cette maison, pour continuer à être au cœur de la vie associative et de la gauche à Lausanne.»
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