Après l’échec de la médiation pour une meilleure protection contre les licenciements, les syndicats vont plancher sur une initiative populaire. Le président de l’USS, Pierre-Yves Maillard, en dit plus
En décembre dernier, le conseiller fédéral Guy Parmelin a suspendu la médiation visant à adapter la protection contre les licenciements en Suisse aux normes minimales internationales. Après quatre ans de discussions, le processus a pris fin, sans résultat à la clé.
Indigné, Unia a vivement réagi lors d’une manifestation devant le Palais fédéral le 18 décembre, à laquelle quelques dizaines de personnes ont participé.
Pour le syndicat, la faute est doublement partagée. «C’est une déclaration de faillite face à l’attitude irresponsable de refus des employeurs, peut-on lire dans un communiqué de presse. Le manque de volonté et de courage du Conseil fédéral et de l’Union patronale suisse d’élever la protection des travailleurs contre les licenciements abusifs au niveau minimal internationalement reconnu est scandaleux.»
Tout ça pour ça
Rappelons que cette médiation avait démarré en 2019, juste après que l’Organisation internationale du travail (OIT) place la Suisse sur la liste noire des 40 cas les plus préoccupants de violation des conventions de l’OIT. Pourquoi? Parce que la protection des représentations du personnel et des syndicalistes, c’est-à-dire des travailleuses et des travailleurs qui s’engagent pour les droits et les intérêts de leurs collègues, est clairement insuffisante. En convoquant cette médiation entre les partenaires sociaux, le Conseil fédéral voyait la Suisse retirée de la liste noire.
«Après avoir fait patienter les salariés pendant quatre ans, le sujet devrait tout simplement disparaître dans les oubliettes. C’est inacceptable!» constate Unia, qui appelle à aller de l’avant à travers une initiative populaire préparée avec l’USS. Car la situation devient urgente, non seulement pour les représentants du personnel, mais aussi pour les travailleurs en situation de vulnérabilité (arrêt maladie, maternité, travailleurs âgés, etc.) «De même, les lanceurs d’alerte et les travailleurs syndicalement actifs ne sont pas suffisamment protégés dans leur engagement, de sorte qu’ils courent un risque accru d’être eux-mêmes victimes de licenciement», insiste Unia.
Et maintenant? Pierre-Yves Maillard, président de l’Union syndicale suisse (USS), réagit à l’arrêt brutal de cette médiation et aux suites de ce dossier. Entretien
Vous attendiez-vous à une telle fin?
Nous n’avions pas un espoir démesuré quant à l’issue de cette médiation. Mais tout de même, c’est regrettable, car nous avons pu avancer sur la question de la protection contre les licenciements antisyndicaux et un accord minimal semblait possible. Mais la partie patronale a subitement demandé à Guy Parmelin de suspendre les discussions.
Quelle était la teneur de cet «accord minimal»?
Je ne peux pas donner beaucoup de détails, mais ce que l’on peut dire, c’est que syndicats et patrons avaient fait quelques progrès contre les licenciements antisyndicaux. Un compromis qui était encore loin de ce que l’USS attend, mais qui aurait pu améliorer un peu la protection.
Pourquoi ce compromis n’a-t-il pas pu aboutir?
La partie adverse exigeait une contrepartie avec des propositions qui étaient excessives. Nous avons pourtant fait des efforts dans leur sens, mais les patrons ont jeté l’éponge, sans motif sérieux.
De quelle contrepartie parle-t-on?
Là encore, c’est difficile d’être précis, mais les employeurs estiment que la Loi sur le travail est trop rigide, et leur volonté est de libérer le plus possible les entreprises de l’obligation de saisir les heures de travail. Cette déréglementation comporte des risques sérieux que nous ne pouvions accepter sans de solides garde-fous.
Et maintenant, que va-t-il se passer?
C’est assez flou. Il s’agirait plus d’une suspension que d’une annulation de la médiation. Nous verrons si les discussions reprennent dans les mois à venir. Si ce n’est pas le cas, nous réactiverons la plainte à l’OIT afin que la Suisse figure de nouveau sur la liste noire des pays accusés de violer la liberté syndicale.
En parallèle, nous préparons un projet d’initiative populaire pour le prochain congrès de l’USS.
Ce qui est remarquable, c’est que, dans les négociations avec l’Union européenne, par exemple, la Suisse est sous pression parce qu’elle aurait des mesures de protection des salaires trop efficaces, mais pas parce qu’elle ne respecte pas ses obligations, à savoir les normes de l’OIT qu’elle a signées et dont elle héberge le siège mondial!
L’USS va donc plancher sur le lancement d’une initiative syndicale visant à protéger les représentants des travailleurs contre le licenciement. Où en est-on?
Des groupes de travail vont être formés cette année et nous allons travailler sur un concept. L’année 2024 va être bien chargée et l’USS sera très occupée avec la question de l’AVS mais nous allons tout faire pour avancer au mieux.
Propos recueillis par Manon Todesco
Aucune évolution en vingt ans…
La Suisse fait figure de mauvais élève en matière de droit d’organisation et de négociation collective. Retour sur les plaintes déposées par les syndicats auprès de l’OIT
Depuis près de vingt ans, l’Organisation internationale du travail (OIT) appelle la Suisse à renforcer la protection effective des syndicalistes contre les licenciements abusifs pour motifs antisyndicaux, mais ces recommandations demeurent lettre morte.
Deux procédures concernant notre pays sont en cours auprès du Comité de la liberté syndicale (CLS) de l’OIT; il s’agit des plaintes de l’Union syndicale suisse (USS) et du Syndicat des services publics (SSP) (lire ci-dessous). La plainte relative au licenciement abusif de syndicalistes (cas no 2265) a été déposée en 2003 par l’USS pour non-conformité de la législation suisse avec la convention 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective, qui est une norme impérative puisque la Suisse l’a ratifiée, ainsi qu’avec la convention 135 concernant les représentants des travailleurs. En 2006 déjà, le CLS rendait un avis soulignant le manque de protection des travailleurs victimes de licenciements antisyndicaux dans le secteur privé et la nécessité de prévoir la réintégration au poste de travail de ces derniers. Par ailleurs, l’indemnité due en cas de licenciement abusif prévue par le droit suisse est, à ses yeux, insuffisamment dissuasive. C’est ainsi qu’à l’occasion de la Conférence internationale du travail (CIT) de 2006, la Suisse figurait sur la liste noire pour non-respect de la convention 98; cette liste compte annuellement vingt-cinq cas de manquements graves dans différents pays du monde (shortlist).
Renforcer la protection des syndicalistes, un vœu pieux?
Les démarches du Conseil fédéral pour remédier à la situation sont pour l’heure restées infructueuses; il y a eu en 2010 le rejet de l’avant-projet de modification du Code des obligations. En 2015, le Centre d’étude des relations de travail de l’Université de Neuchâtel (CERT) a mené une étude sur la protection accordée aux représentants des travailleurs; une des pistes évoquées était d’augmenter l’indemnité de licenciement de six à douze mois de salaire. Peu avant la CIT de 2019, lorsqu’il a appris la mention de la Suisse sur la liste des cinquante cas à discuter (longlist), le Conseil fédéral, qui voulait à tout prix éviter de ternir l’image de la Suisse, a décidé, avec l’accord des partenaires sociaux, de mettre en place une médiation indépendante externe à l’administration. Marché conclu: la Suisse n’apparaîtra pas sur la liste noire à l’occasion du centenaire de l’OIT.
Suspension de la médiation
La médiation entre les partenaires sociaux, qui a débuté en 2019 et devait durer un an, a été prolongée à maintes reprises; selon certaines personnes proches du dossier, les négociations devaient déboucher, à la fin de l’été dernier, sur des propositions concrètes pour lutter contre les licenciements antisyndicaux. En décembre 2023, le conseiller fédéral Guy Parmelin a suspendu la médiation, alors même que, dans un rapport soumis à la CIT de 2023, la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR) constatait «avec regret l’absence d’évolution sensible sur ce dossier, tout en reconnaissant les efforts du gouvernement pour continuer à favoriser le dialogue social en vue d’aboutir à une solution»; la CEACR rappelle néanmoins qu’à défaut de solution consensuelle, il revient au Gouvernement suisse de prendre les décisions qui s’imposent afin que la convention qu’il a ratifiée soit respectée dans la pratique et dans la législation nationale. La décision de suspendre la médiation s’éloigne clairement de cet objectif.
Non-conformité de la législation suisse avec les normes de l’OIT
A défaut d’un accord portant sur une éventuelle réforme du droit interne suisse afin de le mettre en conformité avec les normes internationales du travail (et notamment avec la convention 98), il y a de fortes chances que les organes de contrôle de l’OIT, dont la légitimité des avis est – du moins tacitement – admise par le Conseil fédéral, épinglent de nouveau la Suisse lors de la prochaine session de la CIT qui se tiendra à Genève au mois de juin 2024, mais au vu et au su de tous cette fois-ci.
Julie Vionnier