Un historien américain revient sur les enseignements de la célèbre grève à l’usine Lip de Besançon et la lutte exemplaire des travailleurs
«Les Lip ont fait de leur lutte un pont qui relie les aspirations et les pratiques des années 1968 à celles des mouvements altermondialistes d’aujourd’hui.» Telle est l’une des conclusions majeures de l’étude magistrale (L’affaire Lip 1968-1981) que l’historien américain Donald Reid vient de consacrer à l’une des plus célèbres grèves européennes de la deuxième partie du 20e siècle.
On a trop tendance à oublier que la lutte des Lip ne se limite pas à 1973, année la plus chaude du conflit, marquée par une grève de type autogestionnaire et le fameux slogan «On produit, on vend, on se paie», mais qu’elle s’étend sur une période beaucoup plus longue.
100000 manifestants à Besançon
La mobilisation des travailleurs de Lip s’est en effet déroulée du début à la fin des années 1970, l’entreprise étant définitivement liquidée en septembre 1977, en l’absence de repreneurs. La grève de 1973 se déclenche lorsque la direction prévoit 480 licenciements. Au sein et à l’extérieur de l’usine, située dans le quartier de Palente à Besançon, la lutte prend des formes très originales. L’une des actions les plus spectaculaires réside dans le transfert du stock de 25000 montres, véritable trésor de guerre des grévistes, dans des caches. Un grand nombre de salariés s’impliquent dans le combat, dans lequel s’expriment souvent des divergences entre la base et les organisations syndicales. Le 29 septembre 1973, plus de 100000 manifestants venus de nombreux pays européens défilent dans les rues de Besançon.
Charles Piaget et les autres
Jean Raguénès et surtout Charles Piaget sont les figures emblématiques du mouvement. Militant de la CFDT et du Parti socialiste unifié (PSU), avant de passer chez les trotskistes, Charles Piaget (aujourd’hui âgé de 93 ans) sera omniprésent, tout en poussant la base à s’exprimer. Ce qui donnera naissance à un comité d’action très puissant. Mais le conflit fait apparaître bien d’autres acteurs.
Côté syndical, la CFDT joue un rôle nettement plus important que la CGT, celle-ci ne goûtant guère à des formes de lutte qui sortent des sentiers battus.
Sur le front politique, la lutte des Lip séduit avant tout la «nouvelle gauche» (le PSU et la CFDT), ainsi que l’extrême gauche trotskiste et maoïste. Communistes et socialistes sont en revanche beaucoup plus en retrait.
Les nombreuses actions de solidarité menées durant le conflit sont aussi l’expression d’un catholicisme social encore très présent à l’époque en Franche-Comté.
A l’autre bout de l’échiquier, la fin de Lip va de pair avec le déclin du «gaullisme de gauche». Ministre de l’industrie, Jean Charbonnel sera en particulier évincé lors du remaniement ministériel du 28 février 1974, en raison de son approche nuancée du conflit Lip, que dénoncent Valéry Giscard d’Estaing (alors ministre des Finances) et le patronat ultralibéral.
Enfin, on ne saurait passer sous silence Ebauches SA – filiale de l’ASUAG (Société générale de l’horlogerie suisse SA) qui deviendra le Swatch Group – qui détiendra 33% des actions de Lip, et qui n’avait pas pour objectif premier de soutenir l’emploi.
Des féministes chez les ouvrières
La place des femmes dans la lutte donna aussi lieu à des débats nourris, d’autant plus qu’elles sont plus nombreuses dans l’horlogerie que dans les autres branches de l’industrie. Au-delà du syndicalisme, note Daniel Reid, «bien des couples se sont défaits ou constitués dans le souffle de liberté porté par le conflit de 1973». Et Charles Piaget d’ajouter: «Les rapports, même ceux entre mari et femme, se catalysaient dans le vrai, soit en bien, soit en mal.» Certaines féministes socialistes tirèrent la leçon suivante du rôle joué par les femmes chez Lip: «On ne pourrait plus accuser le mouvement de libération des femmes d’être petit bourgeois, comme on l’avait fait après 1968.»
Donald Reid, L’affaire Lip 1968-1981, Presses universitaires de Rennes, 2020, 537 p.