Regard posé sur les corps et les âmes
Une exposition présentée aux Arsenaux à Sion jusqu’au 5 avril permet de découvrir une dimension méconnue et inquiétante des contrôles médicaux à la frontière suisse dans la seconde moitié du XXe siècle
Certaines images emblématiques résument mieux que d'autres le phénomène de la migration vers la Suisse au siècle dernier. Il y a le train, la baraque, la valise en carton et puis il y a aussi le contrôle médical à la frontière. Dans le documentaire Siamo Italiani (1964) d’Alexander Seiler, le passage de la frontière et les examens médicaux qui y sont liés constituent l'un des moments les plus forts d’un des premiers films ayant raconté la grande émigration du XXe siècle vers la Confédération. Les corps à moitié nus de ces hommes importés uniquement pour faire tourner l'économie suisse sont sélectionnés comme s'il s'agissait de n'importe quelle marchandise. C'est, avec le statut de saisonnier, un exemple flagrant de violence institutionnelle, de biopolitique fonctionnelle pour répondre aux besoins du capital et aux angoisses xénophobes répandues à l’époque. De nombreuses autres images de ces examens médicaux se trouvent dans les archives et les témoignages oraux et écrits, recueillis par des historiens et des historiennes, ne manquent pas. Ils rappellent ce moment très désagréable de l'expérience migratoire. Une exposition inaugurée en janvier dernier à Sion, intitulée Medical Borders, explore cette période, ce rite de passage qui correspondait très souvent à un traumatisme, et met en lumière de nouvelles dimensions liées à la pratique des visites médicales.
Une histoire peu glorieuse
Entre 1946 et 1992, le gouvernement suisse a mené un programme de contrôles médicaux obligatoires aux frontières de la Confédération sans équivalent dans les autres pays européens. Sous le prétexte de risques de tuberculose, maladie quasi disparue en Europe dans les années 1950, tous les immigrés se présentant à la frontière ont été soumis à des radiographies pulmonaires et évalués en conséquence. Un numéro leur était attribué: 1 signifiait l'admission, 1P la nécessité d'examens complémentaires, 2 le rejet sans possibilité de recours. L'exposition de Sion montre que la tuberculose était en réalité un simple prétexte pour les autorités, leur permettant de vérifier l'aptitude au travail physique et même la rectitude, dans un sens évidemment bourgeois et patriarcal, de ceux qui aspiraient à émigrer en Suisse. Les archives de l'Etat du Valais ont en effet livré un matériel extraordinaire qui a été présenté par les commissaires de l'exposition sous diverses formes, y compris artistiques.
Le Valais a été un important lieu d'immigration au siècle dernier, en particulier la ville de Brigue. Près de la gare, un bâtiment de style moderniste, aujourd'hui délabré, a été construit en 1957 pour effectuer les contrôles médicaux. Il a fait l'objet d'une thèse d'architecture par Lucia Bernini et Jonas Heller de l’EPFZ. Le matériel d'exposition comprend une maquette du bâtiment ainsi qu'un travail vidéographique en 3D réalisé en collaboration avec Tesoro, une association créée pour sensibiliser la population suisse aux traumatismes des politiques migratoires du siècle dernier. Ce travail est consacré à la configuration des espaces et, dans celui-ci, les auteurs s'éloignent de la froide analyse esthétique de l'architecture pour entrer dans une dimension analytique-empathique véritablement évocatrice.
Témoins vivants
L'exposition est composée de matériel d'archives ainsi que de témoignages d'époque restitués par des enregistrements audio. Laurence Rasti, l'une des commissaires de l'exposition, a recontextualisé les documents trouvés dans les archives, en mettant en évidence le langage bureaucratique froid derrière lequel la violence était dissimulée, en les exposant de manière critique et conceptuelle. Elle a également donné la parole à ceux qui ont subi les contrôles sanitaires aux frontières. Elle a montré comment, par exemple, la pénurie de main-d'œuvre pouvait amener les autorités à demander plus de tolérance dans les contrôles, ou comment l'issue des contrôles eux-mêmes pouvait aussi dépendre de l'employeur. Ainsi, pour les femmes enceintes, c'est le patron qui décidait de commencer ou non la collaboration. En cas de refus, la femme enceinte était rapidement renvoyée au pays d’origine.
Parmi les témoignages présentés à l'exposition, il y a celui de Manuel Leite, d'abord menuisier, puis syndicaliste à Unia, aujourd'hui retraité. Il a subi les contrôles à Brigue. En marge de l’exposition, il se rappelle «les nombreuses personnes en file indienne devant le contrôle, le personnel médical vêtu de blanc, la sélection finale qui pouvait aller jusqu'au rejet». Il ajoute: «Les tests pulmonaires étaient un prétexte pour écarter les physiques jugés inaptes, pour sanctionner les handicaps, même légers, ou les corps qui n'étaient pas en parfaite forme.» Il se souvient également du temps passé comme saisonnier loin de sa femme et de son fils, puis de la clandestinité dans laquelle ils ont été contraints de vivre pendant des années, lorsque Manuel Leite a décidé de les faire venir du Portugal: «Pour nous, saisonniers, il y avait les contrôles humiliants à la frontière, la dépendance totale vis-à-vis de l'employeur et l'impossibilité de faire venir la famille en Suisse. Ceux qui l'ont fait, comme moi, ont dû choisir la voie de la clandestinité. Heureusement, il y avait aussi ceux qui, comme le directeur de la première école de mon fils, pensaient autrement et se mettaient en quatre pour garantir un minimum de droits.»
Murs et résistance
L’exposition de Sion présente également l'œuvre cinématographique des artistes Maria Iorio et Raphaël Cuomo intitulée «2», chiffre qui fait référence aux personnes qui n'ont pas pu entrer en Suisse parce qu'elles ont été refoulées après avoir été contrôlées. Les deux artistes ont en effet mis en lumière les histoires de ceux qui, pour une raison ou une autre, ont été rejetés par les autorités suisses. L'opération, à la fois éthique et poétique, a consisté à dévoiler des existences et des destins cachés derrière les froids documents administratifs conservés dans les archives de l'Etat du Valais. Il s'agit d'hommes et de femmes venus en Suisse à la recherche d'un travail ou pour rejoindre un membre de leur famille. Les histoires des femmes sont les plus intéressantes, car elles renversent des stéréotypes tenaces et nous montrent que celles-ci ont souvent émigré seules à la recherche d'un travail et pas nécessairement en tant qu'épouse à la suite de leur mari. Pour ces femmes, le contrôle médical pouvait également déboucher sur une surveillance ultérieure visant à vérifier leur probité, leur comportement sexuel et leur conformité à d'autres valeurs de la morale bourgeoise austère de la Suisse de l'époque. Le contrôle médical se transformait ainsi en un contrôle complet du corps et de l'âme, qui pouvait conduire à l'expulsion après l'entrée dans le pays. Parmi les documents, se trouvent certains concernant des femmes de ménage, des blanchisseuses, des femmes à tout faire. Il y a également des témoignages de personnes qui, grâce à un petit stratagème ou à la suite d'erreurs bureaucratiques, ont réussi à éviter les contrôles ou le refoulement. Il s'agit de petits actes de résistance contre un dispositif qui a créé des douleurs et des traumatismes auxquels les deux auteurs rendent hommage à juste titre.
Infos pratiques:
Date: L'exposition Medical Borders est ouverte jusqu’au 5 avril.
Lieu: Les Arsenaux - Médiathèque du Valais, rue de Lausanne 45, Sion.
Horaires: 8h30 à 18h (lu et ve), 8h30 à 19h (ma-je), 8h30 à 17h (sa). Fermé le 19 mars (Saint-Joseph).