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Orthographe, bienveillance et perversité

Elle est bien intéressante, la réforme de l’orthographe annoncée l’autre semaine par les membres de la Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin.

Elle l’est non seulement en elle-même, comme réalité diffusée dans les classes et propulsée dans les cervelles enfantines, mais comme manifestation symbolique de la fausse vertu souvent déployée par les détenteurs de la culture, et donc du pouvoir, à l’encontre de ceux qu’on nomme les défavorisés de nos communautés humaines en ce début de siècle, qu’ils soient sédentaires aplanis par le système ou migrants déchirés par le sort.

A priori, tout est justifié dans cette opération, ce dont se félicitent ses promoteurs sur le plan politique, dûment appuyés par un bouquet de linguistes ouverts et sympathiques comme au coin du feu sociétal: la réforme serait opportune et nécessaire.

Il est vrai que la langue française est habitée de singularités que la logique et la raison ne légitiment pas immanquablement. Elle ramène de sa longue histoire certaines façons de l’écrire qui ne correspondent guère aux façons de la dire, par exemple, et des principes lexicaux qu’on dirait nés d’un accident.

Tenez, le mot «chevaux», pluriel comme on sait de notre «cheval» en provenance du latin populaire caballus. Au moment de son passage au français, il s’écrivit d’abord «chevaus». Or, les deux dernières lettres instituant le «us» terminal du vocable étaient alors transcrites par un signe abréviatif voisin de notre «x». Et c’est lui qui trouva progressivement sa place dans l’usage. Une absurdité donc, mais gravée dans les principes.

Il est vrai, aussi, que ces difficultés semblent poser des problèmes croissants aux élèves, la composition sociologique et même ethnique de leurs effectifs étant de surcroît bouleversée depuis vingt ou trente ans — y compris sur le plan de la langue maternelle, bien sûr.

Dans ces circonstances, que faire? La Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin a choisi. Elle «allège» et «simplifie». Ainsi nos chers élèves seront-ils guidés pour écrire «ognon» au lieu d’«oignon», «nénufar» au lieu de «nénuphar» et «tu les as laissé jouer dehors» au lieu de «tu les as laissés jouer dehors», avant de jouer au petit train en composant «trente-deux-mille-cinq-cent-vingt-et-un» au lieu de « trente-deux mille cinq cent vingt et un ».

Est-ce grave? C’est même pire à mes yeux. Mais qu’on m’entende bien. Je ne rejoins en rien, ici, la cohorte des esprits réactionnaires par réflexe et des écrivains tétanisés sur leur îlot mental au milieu des flots somptueusement plastiques de la langue. Non, pour moi, c’est autre chose. Je pressens que les enjeux de cette réforme romande de l’orthographe sont beaucoup plus subtils et beaucoup plus alarmants.

D’ailleurs, d’abord, pourquoi cet adjectif et cette expression épouvantables de l’orthographe dite «rectifiée»? Comme s’il s’agissait par cet adjectif d’énoncer un surmoi pédagogique inavouable consistant à vouloir «rectifier» les élèves eux-mêmes? Reviens dans le débat, cher Henri Roorda, mort par suicide en 1925! Toi qui combattis, à force de pamphlets retentissants, l’école transmuant «l’intelligence des enfants» en «bêtise de l’écolier»!

Ce qui me mobilise est ceci: j’analyse la réforme, dont la forte majorité des observateurs reconnaît qu’elle procède par un nivellement des difficultés vers le bas, comme une abrasion de la complexité dans une époque où la complexité de l’existence humaine, et celle du monde, augmente dans des proportions vertigineuses.

Dès lors, qu’importe l’illogisme habitant l’orthographe française classique, s’il entraîne chez l’élève la puissance de ses concentrations intellectuelles et de ses distanciations mentales qui lui permettront de mieux comprendre les paradoxes et les contradictions du réel? Et qu’importe le fait que la langue française soit celle où le son des mots ressemble le moins à leur graphie? Est-ce un problème quand rien, dans notre univers communicationnel et marchand moderne, n’équivaut en profondeur à ce qu’il paraît, à commencer par les fausses informations produisant les Trump et les Bolsonaro?

C’est à ce point du raisonnement que ma conclusion se risque sur le papier: au fond, les enfants sont aujourd’hui très subrepticement détestés, ou dés-élevés, à l’insu même de leurs tutelles patronnesses. C’est une hypothèse dont je formule ici la perspective: il s’agit de fabriquer les foules crédules d’un avenir lui-même usiné selon la parole atrophiée qui règne par la grâce, entre cent exemples, des réseaux sociaux. Attendons quelque peu, nous verrons bien.