Codirecteur de la compagnie de théâtre Les ArTpenteurs, metteur en scène et acteur, Thierry Crozat considère son chemin comme miraculeux
Il aurait dû devenir architecte. Un cours gratuit de mime va définitivement le détourner de la profession envisagée et des études entamées dans ce sens à Marseille. «Ça a été une révélation de pouvoir s’exprimer sans les mots pour moi qui était hypertimide», raconte le Français Thierry Crozat, marqué par le milieu protestant dans lequel il a grandi, et confiant son incapacité, à cette époque, de s’exprimer en public. Séduit par cette découverte, l’étudiant d’alors de 22 ans envisage de mettre un terme à son cursus. Après une école de mime, il ne quittera plus jamais le domaine du théâtre. Mais mènera l’essentiel de sa carrière dans nos frontières, devenant acteur, puis codirecteur de la compagnie professionnelle de théâtre itinérant Les ArTpenteurs, basée à Yverdon, et metteur en scène. A l’âge de 63 ans, Thierry Crozat, issu d’une lignée d’ingénieurs, reste toujours émerveillé par la voie artistique qu’il a pu suivre. «Un chemin miraculeux!», s’enthousiasme-t-il, faisant aussi allusion au bonheur que lui apportent son épouse Chantal Bianchi – qui dirige à ses côtés la compagnie – et leurs deux fils. Mais reprenons le fil de son parcours.
Une salle qui se déplace
A la fin de son école de mime, Thierry Crozat intègre une troupe professionnelle et se produit dans différents spectacles dans la cité phocéenne. Deux étés d’affilée, il travaille aussi comme moniteur dans une colonie pour handicapés mentaux à Saint-Cergue. Durant son séjour, il tombe amoureux d’une Suissesse et, à 25 ans, déménage à Genève. Dans les actes suivants en accéléré de sa vie, le Français, un petit air à la Richard Gere, intègre l’école de théâtre genevoise Serge Martin, d’abord comme étudiant, puis comme enseignant, rencontre celle qui deviendra sa femme et poursuit sa vocation. La création des ArTpenteurs en l’an 2000 ouvre un nouveau chapitre de son histoire. «Sa spécificité? C’est un théâtre itinérant. Nous nous déplaçons en Suisse, mais aussi à l’étranger. Nous sommes des passeurs d’histoires, de rêves, et rendons le théâtre plus accessible en sortant des salles de spectacle et en allant à la rencontre du public. Il y a une notion d’hospitalité réciproque, un partage, une féérie», précise Thierry Crozat, tout en soulignant que la surface circulaire du chapiteau utilisé offre un rapport de proximité entre les comédiens et les spectateurs. Idem hors chapiteau. Lors des tournées, la troupe vit sur place, dans des caravanes. Ce mode d’existence simple présente davantage de possibilités d’interaction avec la population et d’échanges au sein de l’équipe. Un style de vie proche de la nature et des caprices du temps qui plaît beaucoup au nomade épisodique.
Le respect du vivant
Autres caractéristiques de la compagnie Les ArTpenteurs: le choix des pièces. Pas de militance, ni de spectacles moralisateurs mais des œuvres traitant de sujets sensibles. «Des exemples? Durant le Printemps arabe, nous avons joué la vie de Louise Michel. A travers le récit de L’Odyssée, nous avons évoqué la question des identités. Dans Le Tartuffe de Molière, l’hypocrisie des bien-pensants. Nous parlons aussi d’exploitation, de climat... Dénonçons des injustices...», ajoute le professionnel, appréciant en particulier le personnage du fou apte à soulever des questions graves sans jugement. «Sa parole joyeuse, innocente, naïve permet une mise à distance.» Soucieux de défendre des valeurs à travers les représentations choisies, le codirecteur des ArTpenteurs place le «respect du vivant» en tête des siennes. «Je suis particulièrement touché par la crise environnementale, aussi de par mes enfants», indique Thierry Crozat, fustigeant au passage «le futile qui nous entoure, le trop de matériel», lui qui tend à toujours plus de sobriété. Ce contemplatif confie sa peur de voir les gens «foncer tête baissée, incapables de ralentir, d’imaginer qu’il est possible de changer les choses». Un commentaire qui trahit la nature résolument optimiste de Thierry Crozat, trouvant dans l’impermanence de l’artistique, dans la faculté de créer, d’inventer, un inépuisable carburant.
L’arbre en mouvement
Aujourd’hui, le sexagénaire précise se trouver en transition. «Nous allons remettre la direction de la compagnie. C’est un long processus. Je prépare ma retraite. Un petit deuil», note, pensif, Thierry Crozat, tout en évoquant encore la continuation de la fondation Les Mûriers. Une maison vouée à devenir un centre pour le théâtre itinérant en Suisse romande où le passionné accompagne et transmet son savoir-faire à des jeunes engagés dans cette pratique originale. Emotionnellement remuante, la page des ArTpenteurs en passe de se tourner comporte aussi des promesses. «Ce changement de situation ouvre de nouvelles perspectives. C’est excitant. Inconnu. Et je garderai bien sûr la casquette d’acteur. C’est un luxe inouï que de se limiter à cette fonction.» Pour ce grand timide qui rappelle que le théâtre a favorisé sa prise de parole et qui aurait rêvé bénéficier d’une plus grande assurance, se glisser dans la peau de personnages est jouissif à plus d’un titre. «Jouer, c’est vivre intensément le présent, apprendre à lâcher-prise, faire confiance et écouter», s’enthousiasme le passionné. «J’apprécie par-dessus tout interpréter des méchants, des personnes limites comme Hamlet, Macbeth, Faust.... Un véritable défi. C’est génial, sachant qu’on se situe dans la fiction, l’illusion. Je trouve ridicule que certains artistes refusent, dans ce contexte pourtant clair, ce type de rôles.» Thierry Crozat n’a pas hésité non plus à incarner dans If... une odyssée verte – un conte écologiste pour les 20 ans de la compagnie – un arbre qui marche. Une image poétique qui continue à inspirer le comédien, entre des racines qui plongent dans la terre, des branches tendues vers le ciel et un déplacement imaginaire propre à ouvrir les champs des possibles. Et à dessiner un chemin de vie...