«Travailler à l’usine. Photographies de l’entreprise Gardy (1918-1958)», du lundi au vendredi de 9h à 18h, samedi de 9h à 12h, jusqu’au 26 octobre, 1er étage de la Bibliothèque de Genève (Promenade des Bastions), entrée libre.
Une centaine de personnes se sont pressées au vernissage de l’expo de photos consacrée à Gardy
Il y avait du monde, le 19 septembre dernier, à la Bibliothèque de Genève, pour le vernissage de l’exposition «Travailler à l’usine». Cet accrochage présente une sélection de photographies prises dans l’entreprise Gardy. Spécialisée dans la fabrication de matériel électrique, cette société a construit, au sortir de la Première Guerre mondiale, une usine sur les terrains de l’ancien vélodrome de la Jonction. Le site, aujourd’hui utilisé pour la formation des apprentis, a employé jusqu’à 800 personnes dans les années 1960. Entre 1918 et 1958, la direction a mandaté les photographes Max Kettel et Albert Grivel afin d’illustrer des rapports annuels, des plaquettes d’information et de publicité. Au total, les deux Genevois ont pris 600 clichés dans les ateliers. «C’est lors du rachat de Gardy en 1995 par le groupe ABB que le mécanicien de précision et président de la commission du personnel, Vincent Kessler, et un directeur, Marc Winiger, ont sauvé ce fonds», a indiqué en préambule, devant la centaine de personnes présentes, Patrick Auderset, le coordinateur du Collège du Travail, qui a inventorié et numérisé ces «photos promotionnelles visant à transmettre une image idéale de l’usine». Les clichés rendent en effet compte du processus de production en montrant des ouvriers et des ouvrières bien appliqués dans des locaux lumineux et propres. «La photo manifeste toujours un point de vue, mais ça n’enlève rien à sa capacité à restituer une expérience», a dit le second intervenant de la soirée, Christian Joschke, historien de la photographie et enseignant dans les Universités de Genève et de Paris-Nanterre. L’affluence ne permettant pas une déambulation dans le couloir, relativement étroit, où se tient l’accrochage, c’est autour d’images projetées que Vincent Kessler, accompagné d’un collègue, Ernst Fuhrer, monteur et vice-président de la commission du personnel, ont pu justement partager quelques souvenirs avec une assistance surtout composée d’anciens employés de Gardy et de leur famille.
Cols bleus et cols blancs
Sur une photo présentant l’atelier de montage du grand appareillage destiné aux Services industriels et aux Chemins de fer, Vincent Kessler reconnaît un ouvrier de dos: «Il s’agit d’Ernest Scheling, c’est grâce à lui que nous avons pu créer la commission syndicale. Celle-ci réunissait tous les mois les syndiqués et décidait, en accord avec le syndicat, des revendications, qui étaient ensuite transmises à la commission ouvrière.» Et le mécano affichant près de quarante ans de boîte de préciser qu’il existait deux commissions représentant le personnel auprès de la direction: celle des ouvriers et celle des employés de bureau, jusqu’à ce qu’elles fusionnent peu avant la reprise par ABB. Gardy n’a pas connu, semble-t-il, de grève dans la seconde partie du XXe siècle, mais le personnel s’est mobilisé avec succès en 1972 pour empêcher une délocalisation de l’usine à Préverenges. «Tout le personnel s’est réuni et nous avons exigé la construction d’un nouveau site à Genève.» Celui-ci sera trouvé aux Acacias. «J’ai toujours eu l’impression que je pouvais parler normalement avec la commission du personnel et le syndicat», est intervenu Marc Winiger, cet ingénieur et directeur présent dans le public.
Bons et mauvais souvenirs
Les rapports étaient sans doute améliorés par les activités sociales en marge du travail. La société y consacrait quelques moyens, peut-être pour s’attacher la fidélité du personnel. «Je n’ai presque que de bons souvenirs. Je m’occupais de l’équipe de foot, Gardy-Jonction; on faisait aussi du tennis de table et, l’hiver, l’entreprise affrétait un bus nous permettant d’aller tous les samedis skier», nous a raconté Raphaël après le débat. «Nous habitions à la Cité Gardy, l’entreprise avait de petites maisons pour les ouvriers, on avait un petit jardin; j’y ai passé une enfance très heureuse», a assuré, de son côté, Eliane, fille d’un travailleur engagé en 1951.
Tout n’était pas rose. «Il y avait un directeur qui faisait rugir sa moto au pied du bâtiment et collait ceux qui se penchaient à la fenêtre», nous a confié en aparté Martial Honsberger, 26 années de service. «Pour vous donner une idée du personnage, il était capable de venir s’asseoir sur une presse pour expliquer longuement comment on pouvait importer une Ferrari sans payer de taxe. J’étais en conflit avec lui, et il a fini par me mettre à la porte en 1988.» Chargé du développement des nouvelles gammes de matériel au bureau technique, Martial Honsberger a présidé la commission des employés. «On a toujours travaillé la main dans la main avec la commission ouvrière, j’ai toujours regretté qu’on soit séparé.»
Travail difficile pour les femmes
Le travail et les rapports avec les contremaîtres, les «pique-minutes», devaient être en particulier difficiles pour les femmes. Elles étaient exclues des postes à responsabilité et, bien souvent, séparées des hommes dans les ateliers. «Il y avait jusqu’en 1970, quatre catégories de salaires dans l’industrie: les ouvriers ayant suivi un apprentissage, les ouvriers spécialisés sans apprentissage, les manœuvres et… les femmes. En cas de réduction de personnel, elles étaient licenciées plus facilement, car on considérait que leur salaire n’était qu’un revenu accessoire», a expliqué la dernière invitée, Fabienne Kühn. Cette ancienne membre du comité directeur d’Unia connaît bien le secteur industriel pour avoir été responsable de l’application de la Convention collective de l’industrie des machines. «La commission d’entreprise est parvenue à ce que toutes les femmes employées aux pièces soient mensualisées», se souvient Ernst Fuhrer. «Les dames qui travaillaient aux pièces étaient gênées par les sécurités des presses et les déréglaient, on a eu quelques accidents», raconte, pour sa part, Vincent Kessler. Une photo de 1955 nous montre une travailleuse empoignant un gros fusible: «Pendant longtemps, ces fusibles ont été remplis de sable et d’amiante dont les femmes respiraient la poussière…»
Engagé en 1979, monteur devenu chef d’équipe, Ernst Fuhrer aura vécu la débâcle de l’entreprise. «On travaillait beaucoup pour les services publics, une fois que ceux-ci ont commencé à s’équiper à l’étranger, ça a été la chute.» Employé au service de l’export, Raphaël fut le témoin de cette ruine: «On voyait les prix baisser, on n’arrivait pas à s’adapter, on était battus par les Yougoslaves, les Italiens ou les Belges. Quand on a baissé mon salaire de 10%, je suis parti.»