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Suicides à France Télécom: le déni têtu de responsabilité des ex-dirigeants

Manifestation devant le Tribunal correctionnel de Paris, en 2019, lors du premier procès des dirigeants de France Télécom, poursuivis pour harcèlement moral au travail ayant conduit à une vague de suicides.
© Sadak Souici/Le Pictorium/Macppp

Manifestation devant le Tribunal correctionnel de Paris, en 2019, lors du premier procès des dirigeants de France Télécom, poursuivis pour harcèlement moral au travail ayant conduit à une vague de suicides.

Le jugement en Cour d’appel des dirigeants de France Télécom a été rendu fin septembre, allégeant les peines de première instance. Pourtant, l’ancien PDG et son second ont recouru auprès de la Cour de cassation. Retour sur ce procès emblématique

Quand, le 30 septembre 2022, la Cour d'appel de Paris prononce son arrêt, après le second procès réclamé par les ex-dirigeants de France Télécom, l'infraction du délit de «harcèlement moral institutionnel» est de nouveau confirmée. Cependant, les 4 mois de prison ferme, assortis de 8 mois de sursis en première instance contre eux, sont annulés... L’ancien PDG Didier Lombard et Louis-Pierre Wenès, ancien numéro deux de France Télécom, sont condamnés à un an de prison avec sursis. «C'est un sursis total!» commente un syndicaliste en colère, partie civile. La réaction des prévenus ne tarde pas: farouchement déterminés à faire valoir un déni permanent, ils annoncent leur pourvoi auprès de la Cour de cassation. La juridiction suprême de l'ordre judiciaire français qui se prononce sur des jugements non conformes, sur le fond, au droit va-t-elle casser et annuler cet arrêt de la Cour d'appel ou va-t-elle rejeter le pourvoi des prévenus?

Le harcèlement moral: une stratégie de management

Si le «harcèlement moral institutionnel» figure désormais dans la jurisprudence française via le procès de France Télécom, cette notion existait déjà en 1993 dans un premier rapport du Conseil économique et social (CES) sur la prévention du suicide, car «la France était très en retard en ce domaine», rapporte son auteur, Michel Debout. Ce responsable du Service de médecine légale et d'une unité d'Urgence psychiatrique, était confronté en première ligne à cette question cruciale. Sous le gouvernement de Lionel Jospin, ce premier avis du CES avait servi au législateur pour sanctionner le harcèlement moral au niveau pénal et au niveau civil dans le Code du travail et le Code administratif. En 2001, Michel Debout rend un second rapport sur le harcèlement moral au travail qui aboutira l’année suivante à de nouvelles mesures législatives.

«Bien qu'il n'existe pas en France de loi sur le harcèlement moral au travail, rappelle cet expert psychiatre auprès des tribunaux, il fallait que le Tribunal, lors de mon témoignage au premier procès (des dirigeants de France Télécom en mai 2019, ndlr), connaisse l'intention du législateur quant aux mesures d’ordre social prises en 2002 incluant la nécessité de la prévention et des sanctions pour les auteurs. Avant les risques de la “casse organisée” dont France Télécom a été l'emblème, nous avions anticipé au sein du CES sur ce risque qui servait à la démission de personnels devenus gênants selon les critères de l'entreprise. Le harcèlement moral institutionnel s'inscrit dans une véritable stratégie globale liée au pouvoir, celle du management qui impose, coûte que coûte, ses décisions, ses règles de fonctionnement par de nouvelles démissions ou de nouvelles rentabilités. C'est tout à fait ce qu’il s'est passé à France Télécom: pousser “par la porte et par la fenêtre”1 des milliers de victimes dont les caractéristiques ne correspondent pas “aux besoins” de l'entreprise.»

Un arrêt peu dissuasif

Le jugement de la Cour d'appel entérine les graves défaillances des ex-dirigeants de France Télécom en pointant sur la mise en place intentionnelle d'une organisation du travail pathogène. Les démissions massives, 22000 départs en trois ans prévus par la direction après la privatisation de l’entreprise, sont quasi planifiées, voire rémunérées pour les cadres cost killers. Le jugement porte sur la seule période allant de 2008 à 2010, période où sont dénombrées 39 victimes, dont 19 suicides, 12 tentatives de suicide et 8 dépressions ou arrêts de travail.

Pourtant, commente Me Frédéric Benoît, avocat du syndicat CFE-CGC2, partie civile, «les prévenus ont été alertés par les rapports des inspecteurs du travail, des médecins du travail, des organisations syndicales et ils n'ont rien fait! Le jugement démontre ainsi l'existence de deux éléments intentionnels délictueux: construire un plan d'évictions violentes des personnels, constater les conséquences (suicides, dépressions, burn-out, etc.), les dénier et poursuivre encore plus vite la désorganisation toxique et mortifère.»

Selon cet avocat, «ce jugement envoie un message dommageable au corps social. Alors qu'il existe une infraction dans la sphère privée du harcèlement non professionnel sanctionné par 5 ans d'emprisonnement et si des suicides s'ensuivent, la sanction est doublée à 10 ans. Ce jugement révèle que le législateur français réserve une approche très réductrice quant à la question du harcèlement professionnel. Les chefs d'entreprise, avec ce jugement de la Cour d'appel, échappent à leurs obligations de moyens et de résultats afin de préserver la santé physique et mentale de leurs salariés. Le corpus législatif français est gravement insuffisant quant à la carence résultant du harcèlement au travail et la décision d'une appropriation de cette réalité relève d'un choix politique. Les juges de la Cour d'appel, qui ont fait leur travail sur la base des textes qu'ils doivent appliquer, ont ainsi prononcé des sanctions ridiculement faibles par rapport à l'ampleur du désastre humain. Ce second jugement renseigne ainsi sur la régression des droits des salariés.»

Non-reconnaissance des morts du travail

La déploration exprimée par Didier Lombard s'est portée, lors de la première audience, sur «ceux qui n'ont pas supporté la transformation»3. Ce prévenu, lui, ne supporte pas, avec son ex-numéro deux, Louis-Pierre Wenès, l'allègement de ses peines en appel, et poursuit obstinément son refus de reconnaître l'irréparable deuil des familles des victimes. Réclamerait-il encore l'absolution auprès de la Cour de cassation?

«France Télécom n'est pas Auschwitz!» s'était exclamé un avocat des prévenus dans les travées du tribunal, lors des audiences de première instance. Or, depuis juin 2022, à Orange, nouvelle dénomination de France Télécom, des enquêtes sont ouvertes sur de récents suicides sur les lieux de travail.

Désarmer les travailleurs de leurs droits fondamentaux à la santé et à la dignité est une politique à l'œuvre depuis plus d'une vingtaine d'années en France, pays qui figure dans la frange de tête en Europe des troubles psychiques liés au travail. Ce que confirme encore une enquête récente de chercheurs de Santé publique France sur le lien potentiel entre les suicides et les conditions de travail, qui concernerait deux suicides par jour. Tous les secteurs de la vie économique sont concernés: les hôpitaux en souffrance, la SNCF, la fonction publique, les policiers (environ 50 suicides par an), etc. La plus grande invisibilité est maintenue sur les morts du travail et ne mobilise pas le débat politique.


1 Expression attribuée à Didier Lombard, ex-PDG de France Télécom, lors d'une conférence des cadres en 2006. Voir aussi L’ES du 22 juin 2022.

2 Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres.

3 Reuters, Julie Carriat, 9 mai 2019.

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