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Timide protestation des joueurs de football

Equipe allemande portant les maillots "human rights".
© Keystone/DPA/Tobias Schwarz

L’équipe norvégienne a fait des émules: avant le coup d’envoi d’un match de qualification pour la Coupe du monde contre l’Islande, le 25 mars dernier, les joueurs allemands de la Mannschaft ont arboré des maillots appelant au respect des droits humains.

A la suite de la Norvège, plusieurs équipes nationales ont dénoncé les conditions de travail scandaleuses régnant sur les chantiers de la Coupe du monde de football 2022 au Qatar

Depuis 2010, au moins 6500 personnes ont perdu la vie sur les chantiers des stades et autres infrastructures destinées à accueillir les Coupe du monde de 2022 au Qatar. Ce chiffre qui fait froid dans le dos a été avancé par le quotidien britannique The Guardian. Sa récente enquête montre que la plupart des victimes étaient des travailleurs migrants, traités comme de véritables esclaves. Plusieurs équipes nationales ont protesté après ces révélations, de façon timide certes, mais suffisamment audible pour relancer le débat.

L’impulsion est venue de Norvège. Elle a beau ne pas compter parmi les meilleures nations du football, elle possède en Erling Haaland, attaquant du club Borussia Dortmund, un des meilleurs joueurs du moment. Pendant l’échauffement de son premier match de qualification au Mondial de 2022, l’équipe norvégienne a endossé un maillot portant l’inscription «Les droits humains sur et en dehors du terrain». Un message compréhensible, bien que vague. Le sélectionneur Ståle Solbakken avait annoncé la couleur en conférence de presse: «On est en train de mettre au point quelque chose de concret: il s’agit de faire pression sur la FIFA pour qu’elle soit encore plus directe, encore plus ferme à l’égard des autorités du Qatar, qu’elle leur impose des exigences plus strictes.»

En Norvège, le thème était à l’ordre du jour depuis la fin du mois de février où, à la suite de l’enquête du Guardian, le club de Tromsø avait lancé une initiative chargeant la fédération de boycotter le tournoi en cas de qualification: «Nous pensons qu’il est temps pour le football de marquer une pause et de prendre un peu de recul. Il est parfaitement inacceptable que notre compétition phare, la Coupe du monde, soit le fruit de la corruption, de l’esclavagisation et de la mort d’ouvriers en grand nombre», déclare le communiqué du club de football le plus septentrional de la planète. Au cours des semaines suivantes, d’autres clubs ou associations de supporters ont souscrit à cette requête et le conflit a pris des proportions nationales. La fédération a néanmoins reporté au mois de juin son éventuelle décision de renoncer au Mondial, choix difficile s’il en est alors que l’équipe est emmenée par deux joueurs mondialement connus, Erling Haaland et Martin Ødegaard (Arsenal).

Pour le moment, l’équipe nationale norvégienne s’en est tenue aux maillots. Son initiative a fait des émules dans quatre autres équipes européennes, soit l’Allemagne, le Danemark, la Belgique et les Pays-Bas. Les joueurs allemands ont arboré un tricot noir portant chacun une lettre majuscule blanche géante, qui toutes ensemble forment l’expression «Human Rights»; les autres équipes ont préféré endosser un T-shirt avec l’inscription «Football supports change». Un slogan qui n’a certes rien de révolutionnaire, mais qui fait expressément référence au Qatar. Là encore, les fédérations impliquées ont précisé qu’elles se référaient aux violations des droits humains dans l’émirat. Par exemple, les Diables Rouges ont partagé sur Twitter un long communiqué commençant par: «Nous réclamons une action plus forte pour améliorer les conditions de travail et les droits de l’homme au Qatar.»

Chantier d'un stade au Qatar.
De nombreux ouvriers ont laissé leur vie sur les gigantesques chantiers des stades au Qatar. © Robert Schwitter/Unia

 

Liberté de parole?

Des paroles de circonstance? Des messages creux et banals? Peut-être, mais il faut garder à l’esprit que la FIFA interdit rigoureusement toute déclaration politique lors des matchs. En 2013, l’attaquant ivoirien Didier Drogba avait reçu un avertissement pour avoir exhibé un maillot en hommage à Nelson Mandela. Aujourd’hui, la même FIFA – qui en 2010 confiait à une dictature l’organisation de la Coupe du monde – a signalé que les équipes impliquées ne seraient pas punies. D’un autre côté, on voit mal comment on pourrait sanctionner une banderole appelant au respect des droits humains en général. «La FIFA croit en la liberté d’expression et au pouvoir du football pour susciter des changements positifs», a-t-il été dit à plusieurs reprises, laissant entendre une certaine ouverture. Une liberté d’expression prise au mot par l’Allemand Toni Kroos (Real Madrid), un des meilleurs milieux de terrain du monde: «Je trouve que l’attribution du Mondial au Qatar était une mauvaise idée, même si ce choix remonte à dix ans. Et cela pour de nombreuses raisons. A commencer par les conditions des travailleurs dans ce pays, puis le fait que l’homosexualité soit pénalisée et punie au Qatar. Les travailleurs migrants souffrent d’une alimentation insuffisante, de l’absence d’eau potable et de températures démentielles.»

Selon Patrick Clastres, professeur d’histoire du sport à l’Université de Lausanne, un tel geste témoigne d’un retournement de tendance: «Pendant longtemps, les sportifs professionnels n’ont pas eu droit à la moindre reconnaissance comme travailleurs ou comme citoyens. On leur demandait de travailler sans se plaindre, et de ne pas militer pour la moindre cause. Au nom de la prétendue neutralité du sport, concept inventé au début du 20e siècle par des dirigeants sportifs aux idées conservatrices, qui redoutaient que les couches populaires ne prennent goût à l’activité sportive.» L’expert explique comment, ces dernières années, la liberté de parole a été bridée «jusque dans les contrats de travail qui la limitent ou par l’habitude prise par les clubs d’embaucher des professionnels de la communication qui s’expriment à la place des joueurs». Il y a toutefois eu récemment des signes de changement. Le professeur pense ici aux protestations contre le racisme et au rôle des réseaux sociaux: «Dans le monde du football, et tout particulièrement dans l’univers du sport professionnel américain, toujours plus de voix s’élèvent contre le racisme. Au fil des ans, les réseaux sociaux ont aidé à créer une dynamique de solidarité et à propager ce genre de combats, même s’ils restent souvent une prérogative de joueurs en vue. Soit de personnes pouvant se permettre de donner leur avis sans mettre en péril leur carrière.»

Précédent helvétique

Ce n’est pas la première fois qu’une équipe de football proteste de cette façon. Les précurseurs ont été, en 1995, l’équipe suisse dirigée par Roy Hodgson qui, avant un match, avait déployé une banderole portant le message «Stop it Chirac». Emmenés par leur capitaine Alain Sutter, les joueurs entendaient dénoncer les essais nucléaires réalisés par la présidence française dans le Pacifique. Le conflit avait fait grand bruit dans le monde entier, car personne ne s’y attendait. Nerveuse, l’Association suisse de football (ASF) s’était distanciée publiquement de l’épisode. La Suisse avait reçu un simple avertissement de l’UEFA, mais cette banderole a contribué à durcir les fronts dans les plus grandes instances footballistiques internationales.

Le fait qu’aujourd’hui, les protestations émanent de Norvège, du Danemark ou des Pays-Bas ne surprend pas Patrick Clastres: «Les conditions dramatiques auxquelles les travailleurs sont confrontés au Qatar sont connues depuis 2014 et, déjà à l’époque, la Norvège avait soulevé la question. C’est dans les Etats réputés les plus démocratiques du monde que des voix critiques se sont manifestées. Sans surprise, l’initiative est venue de jeunes joueurs actifs dans ces pays où le respect des droits humains est solidement ancré. De tels événements donnent en quelque sorte une radiographie de l’état de la démocratie dans le monde.» Et la Suisse, demandons-nous au professeur? Sans mettre en doute la vitalité de la démocratie helvétique, il souligne que «l’ASF, peut-être en mémoire de l’incident de la banderole de 1995, s’est empressée de publier une prise de position collective qui, en un certain sens, a constitué un frein à la liberté d’expression des joueurs».

Dominique Blanc, président central de l’ASF, revient sur la position de l’équipe suisse de football: «La situation des droits humains au Qatar nous préoccupe beaucoup et nous sommes en contact avec Amnesty International et la FIFA. Nous cherchons à faire entendre notre voix et à faire bouger les choses par le dialogue. Des améliorations ont été réalisées au Qatar pour les travailleurs étrangers. Le football a ainsi été un vecteur de progrès social.» En ce qui concerne l’équipe nationale, Dominique Blanc ajoute que les joueurs «soutiennent notre position et ont compris qu’il était inutile de protester sur le terrain en ce moment».

Travailleurs sur un chantier de stade.
La pression syndicale internationale a permis d’ouvrir les portes de certains chantiers pour des inspections, comme ici en 2017. © Robert Schwitter/Unia

 

Personne ne parle de boycott

Depuis que le Qatar s’est vu attribuer de manière éhontée le Mondial, les ONG et les syndicats (dont Unia) n’ont cessé de dénoncer les abus commis sur les chantiers des stades. Ces pressions ont abouti à un renforcement des contrôles et à une amélioration de la situation, qui reste toutefois préoccupante. Aussi se demande-t-on aujourd’hui de tous côtés jusqu’où il faudra aller avec les protestations. Or, endosser un maillot est une chose, un boycott en est une autre. A ce jour, une multinationale a donné un signal clair: le néerlandais Hendriks Graszoden, qui fournit le gazon des terrains, a refusé d’équiper les stades qataris. Mais une autre entreprise moins regardante sur les questions éthiques n’hésitera pas à s’emparer de ce marché.

Il semble exagéré de parler de boycott de la part des équipes. Notamment parce que, comme l’explique encore Patrick Clastres, un tel pas n’a encore jamais été franchi en football, contrairement aux Jeux olympiques: «Il en avait bien été question pour les mondiaux de 1978 organisés en Argentine sous le dictateur Jorge Videla, mais rien ne s’est fait. Le football est un sport bien trop populaire et aucun pays, aussi démocratique soit-il, ne voudrait priver ses joueurs et ses supporters d’une Coupe du monde.»

Les protestations norvégiennes ont néanmoins déjà eu un effet non négligeable, sachant que les problèmes du football moderne n’intéressent pas grand-monde. Même si la Norvège n’est pas à une contradiction près: son fonds souverain compte parmi les principaux investisseurs au Qatar où, l’année dernière, il a injecté 528 millions de dollars. En somme, les joueurs norvégiens protestent contre des stades que leur pays a indirectement contribué à financer.


Article paru dans Area du 16 avril 2021, traduction de Sylvain Bauhofer.

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