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Un chef idéaliste et frugal

Un cuisinier assis sur une chaise
©Thierry Porchet

Dans son restaurant genevois, Le Refettorio, Walter el Nagar sert à midi des plats hauts de gamme qui contribuent à financer, le soir, les mêmes repas à une clientèle défavorisée.

Fondateur du Forum en faveur du droit à l’alimentation, responsable d’une cantine gastronomique, le chef Walter el Nagar se sert de la cuisine pour exprimer ses idées. La solidarité au cœur de ses recettes

Une cuisine créative, saine et accessible à tous, y compris aux personnes démunies: voilà l’ambition poursuivie par Walter el Nagar. Un chef atypique qui consacre ses talents à défendre des valeurs humanistes. Un idéaliste nourri par des convictions marxistes bien ancrées, comme en témoignent le marteau et la faucille tatoués sur ses bras. Un cuisinier au grand cœur opérant avec le sel de l’enthousiasme, la douceur de la générosité et la chaleur de ses origines italo-égyptiennes. Tout en bénéficiant du liant d’une énergie débordante. L’outil de travail de cet inclassable artiste des fourneaux? Le Refettorio, ouvert il y a deux ans à Genève. Une cantine gastronomique que cet homme de 43 ans administre sur un mode collégial, solidaire et écologique. L’établissement intégrant une dizaine d’employés privilégie les produits locaux et a fait de la lutte contre le gaspillage alimentaire une de ses marques de fabrique. Mais surtout, l’enseigne inscrit la justice sociale à son menu. Et sert à midi des plats hauts de gamme qui contribuent à financer, le soir, les mêmes repas à une clientèle défavorisée. Avec l’idée que chacun doit pouvoir accéder à des mets goûteux et de qualité. Entre 70 et 80 soupers sont ainsi distribués gratuitement journalièrement à des personnes en situation de précarité sélectionnées par des ONG partenaires. «Mon patron ne s’appelle pas profit ou alors profit social», image Walter el Nagar, assurant aussi le fonctionnement de son entreprise à travers la Fondation Mater qu’il a créée. 

Du bonheur pour tous

«Il ne s’agit pas de charité mais de solidarité. Je souhaite démontrer qu’une autre réalité est possible», précise le bouillonnant chef, qui a encore remis le couvert l’an passé, créant le Forum en faveur du droit à l’alimentation. Une rencontre qui s’est tenue pour la seconde fois dans la Cité de Calvin à fin mai, avec le but de lancer une initiative européenne soutenant l’exigence défendue. Cette démarche constitue un pas de plus sur le chemin tracé par Walter el Nagar. Qui, durant la pandémie et avec l’aide d’une équipe de cuisiniers au chômage technique, a concocté pas moins de 35000 repas en faveur de personnes frappées de plein fouet par la crise sanitaire dans la riche Genève... «L’alimentation est politique», déclare l’entrepreneur, conscient du caractère ambitieux de ses démarches. Mais le quadragénaire, déterminé, a le cuir solide. Et une force de travail hors norme. «Ma thérapeute me décrit comme un être psychorigide. Un moine. Je me voue entièrement à mon activité professionnelle», sourit le passionné, nuançant néanmoins son propos à l’évocation de son enfant de 3 ans et demi, avant d’insister: «Mes idées agissent comme carburant. Je m’intéresse aux autres et rêve d’un bonheur pour tous. De mon côté, je n’ai besoin de rien. Je suis une personne frugale.» Un tempérament aussi forgé dans le creuset familial.

Milieu rural et communiste

Walter el Nagar est né à Milan, mais a passé les premières années de sa vie dans la province italienne de Caserta, à une trentaine de kilomètres de Naples, auprès de sa grand-mère maternelle. «J’ai grandi dans un milieu rural, catholique et communiste», raconte l’homme, qui rejoindra ses parents dans la ville industrielle italienne au début de sa scolarité. «Ma mère s’était enfuie de son village pour se soustraire à un mariage arrangé. Mon père était un hippie.» Le couple rebelle travaille alors comme restaurateurs et donne à son fils le goût de la bonne cuisine artisanale. En marchant dans ses pas, Walter el Nagar rêve aussi d’échapper à la banlieue sensible – entre trafic de drogues, criminalité, brutalité de la rue – où vit la famille. «A 18 ans, sans travail, j’étais tellement désespéré que j’ai demandé à un dealer de m’engager. Il a refusé. Ma jeunesse a été marquée par le passage du plein-emploi, de la stabilité, aux petits jobs, aux contrats précaires», raconte le cuisinier autodidacte, qui choisira, à la troisième réélection de Silvio Berlusconi, de quitter l’Italie. «Je suis parti vivre en Norvège, réputée pour sa politique sociale.» Un an plus tard, l’immigré s’installe à Los Angeles où il résidera durant sept ans avant d’entreprendre, alors sous la toque de chef, une tournée culinaire, opérant dans des restaurants éphémères. Ce voyage le conduira à Barcelone, Ibiza, Moscou, Tulum, Singapour ou encore Dubaï, «un enfer où règne l’esclavage», avant qu’il ne dépose ses valises à Genève où il va travailler dans l’enseigne d’un hôtel sélect de la ville. Un trimestre plus tard, il rend toque et tablier. 

Agir sur le terrain politique

«Je ne voulais pas bosser pour les riches. Genève était pour moi la ville des droits de l’homme, des institutions humanitaires. J’étais un peu naïf.» Walter el Nagar lance alors son propre restaurant, Le Cinquième Jour, un petit établissement éthique et solidaire. Il y propose des mets hauts de gamme tout en promouvant l’inclusivité, le respect des droits du personnel – «On exploite beaucoup dans ce milieu» – et l’accueil d’une clientèle intégrant aussi une population sans moyens. «Nous servions un jour par semaine gratuitement des personnes dans la précarité.» Les objectifs commerciaux auront toutefois raison, deux ans plus tard, de son projet humanitaire. 
Aujourd’hui, Walter el Nagar rêve d’élargir le champ de ses convictions et de ses actions sur le terrain politique. «L’âge des révolutions est terminé. Il nous faut agir différemment, recourir à d’autres outils pour faire valoir la solidarité, la beauté, la paix et la culture», affirme celui qui porte ses valeurs via sa cantine gastronomique, la Fondation Mater et le Forum en faveur du droit à l’alimentation. Et confie sa détestation de l’arrogance, du racisme, de la violence et de l’ignorance. Quant à son plat préféré, le chef mentionne les cavatelli à la sauce tomate de sa tante, accompagnés d’un morceau de fromage et d’un vin du terroir. Une certaine simplicité pour celui qui ne veut pas d’une gastronomie élitaire. Et une vision des arts de la table et du vivre ensemble qui mérite bien des étoiles...