Brodeuse d’art, Emmanuelle Perriard crée un univers de perles et de paillettes qui fait écho à sa personnalité colorée et à son militantisme. Rencontre dans son atelier neuchâtelois
Passer la porte de l’espace «Les drôles de dames», c’est entrer dans un voyage des sens. Aux couleurs et aux scintillements des bijoux et des tableaux brodés par Emmanuelle Perriard répondent les senteurs des teintures naturelles de sa comparse coiffeuse. Au cœur de la vieille ville de Neuchâtel, cette bulle fleure bon la passion de l’une et de l’autre. «Il n’y a pas de troisième dame, ni de Charlie au bout du fil», mentionne Emmanuelle Perriard, qui a le sens de l’humour autant que de l’autodérision, ainsi qu’une grande sensibilité face aux injustices.
Elle revient sur ses prises de conscience successives. En 2013, le Rana Plaza s’effondre. Elle réalise alors la gravité des dérives de la mode, décide de confectionner ses propres vêtements et cesse d’acheter de la fast-fashion. «Je savais déjà que la filière du vêtement était scandaleuse, mais les images de ce drame m’ont fait l’effet d’un électrochoc. Aujourd’hui, je porte des habits de seconde main. Mais j’essaie d’acheter de moins en moins, car les dérives de la surconsommation se retrouvent aussi dans la récup’», explique-t-elle devant son métier à tisser, son crochet dans une main, ses perles dans l’autre. A ses oreilles, des boucles de sa confection. De petites merveilles d’originalité, délicates tout autant qu’exubérantes.
Naissance d’une vocation
En 2014, elle tombe sur des vidéos de la maison de broderie Lesage à Paris. «Le geste m’a subjugué, tout comme les possibilités infinies offertes avec si peu de matériel: un fil, un crochet, des perles.» Enthousiaste, Emmanuelle Perriard se forme en France, à Lunéville pour une initiation, puis à Lyon. Elle continue à travailler à temps partiel comme opticienne, son premier métier, pour payer ses factures, mais aussi par amour du travail manuel encore présent chez son employeur. «Nous prenons le temps de trouver des solutions, et réparons au lieu de jeter.»
Habile, perfectionniste et autodidacte, elle excelle dans ce métier d’art peu (re)connu. «Attention! La broderie d’art, ce n’est ni de la dentelle ni de la broderie au point de croix attribuée traditionnellement aux femmes au foyer, souligne-t-elle. Les ateliers des métiers d’art qui travaillent pour la haute couture sont nombreux à Paris. Sans eux, pas de défilés…»
Petite déjà, devant le poste de télévision dans la ferme familiale sise à Cortaillod, Emmanuelle est intriguée et attirée par les défilés de mode. «Ma maman me répétait souvent que cela ne servait à rien», se souvient celle qui, en 2019 à Vancouver, participera à la Fashion Week. Le rêve devient réalité, mais avec l’envers du décor en prime. «J’ai dû débourser 4500 dollars canadiens d’inscription. Et je n’ai rien vendu, explique-t-elle sans perdre son sourire. Mais, surtout, les jeunes mannequins mises à disposition par les organisateurs de l’événement pour porter les pièces que j’avais confectionnées – vêtements et broderies – n’étaient même pas payées, et traitées comme des objets!»
Lors de son défilé, à contre-courant, la créatrice choisit de dénoncer les masques sociaux, notre société de plastique et d’apparats, et de rappeler l’importance d’être soi-même. Mais le message ne semble pas avoir été entendu. «A la fin, sur le podium, une foule de gens sont venus prendre des selfies à mes côtés, alors que je suis une inconnue dans le domaine!» se souvient-elle encore abasourdie. Cette première expérience, enrichissante malgré tout, la motive à créer un deuxième défilé, mais d’un tout autre type. En 2023, elle l’organise au Neubourg, dans la rue de son atelier, avec un melting-pot de personnes lambda habillées de vêtements choisis en seconde main. «Elles portaient mes bijoux brodés, des sacs en plexiglas recyclés créés par Amandine et étaient coiffées par Céline. Nous étions toutes et tous bénévoles», souligne Emmanuelle Perriard.
Mode comme Mensonge
Plus largement, la créatrice dénonce les absurdités et les mensonges du monde de la mode: les ateliers qui changent les étiquettes pour que le «made in China» devienne «made in France»; ceux qui, en faisant un seul point d’arrêt pour terminer une pièce faite en Inde, peuvent l’estampiller comme française; ou encore les usines italiennes n’employant que des ouvrières chinoises…
En 2017, elle brode son premier tableau, intitulé Textil chain, sur un collage photographique représentant les survivantes du Rana Plaza réclamant leurs droits – leurs mains entourées de points verts représentant l’espoir –, les ouvrières invisibilisées et les consommatrices se ruant dans les magasins lors du Black Friday. «Pour les travailleuses et les travailleurs du textile, j’ai utilisé des matières nobles; pour les consommatrices, du plastique, des bonbons, des verres de contact destinés à la poubelle… Broder sur du papier m’a demandé de préperforer. Ce tableau représente une centaine d’heures de travail.» En le retournant, Emmanuelle Perriard s’émerveille que les fils des cheveux imagent les circonvolutions d’un cerveau.
La richesse des structures et des couleurs se retrouve dans d’autres œuvres où la nature est reine. Sur une toile, elle a utilisé des poils de son chat, des boulettes de papier journal, des morceaux d’écorce, des câbles électriques... «On peut tout faire. J’ai tellement d’idées, mais il me manque du temps», souligne celle qui collabore aussi avec une céramiste pour proposer des estampes (ou empreintes) de broderie sur argile.
«A la base, je n’apprécie pas trop les paillettes. Mais la lumière qui s’en dégage m’émerveille. Et puis, j’aime le travail de la main, le côté méditatif. En général, je dessine un croquis sur papier, mais ensuite, je laisse aller... Je suis très inspirée par le végétal, les animaux, tout ce que j’observe.» Elle montre en exemple des boucles d’oreilles noires, blanches et orangées évoquant les couleurs des manchots empereurs.
De ses multiples tiroirs, elle sort des merveilles: des perles de verre, de métal ou de gélatine datant de plus d’un siècle, aux couleurs et aux scintillements rares. Mais aussi celles récentes de République tchèque, de France et d’Italie. «On fait le même point depuis 1850, mais les matières évoluent», explique la brodeuse.
Loin des clichés
Tout en fixant chaque perle avec un point de chaînette, point par point, à l’envers – soit la perle sous la toile du métier –, Emmanuelle Perriard souligne: «En Inde, les brodeurs travaillent à l’endroit.» Et ajoute: «Là-bas, c’est un métier dit “masculin”. D’ailleurs, traditionnellement, en Europe aussi, ce sont les hommes qui brodaient, car les étoffent étaient lourdes et épaisses.»
Plus largement, la créatrice a toujours à cœur de combattre les clichés: «On nous impose des codes vestimentaires qui n’ont plus lieu d’être. Il s’agit aujourd’hui de déconstruire. Les femmes se sont battues pour porter des pantalons. Les hommes peuvent également chausser des hauts talons ou mettre une jupe…» Elle réfléchit aussi constamment à ses propres pratiques: «Je me suis beaucoup questionnée sur ma cohérence, face aux limites de la planète, à créer des objets et à les vendre. Finalement, j’ai décidé de produire des pièces uniques dans le but de faire vivre un savoir-faire. Et comme un bijou est quand même plus facile d’accès financièrement qu’une robe brodée, je me suis lancée dans ces petites pièces. D’ailleurs, j’avais aussi le rêve d’être bijoutière…» Mue par sa curiosité et son enthousiasme, Emmanuelle Perriard tourbillonne avec grâce. D’ailleurs, elle a baptisé sa marque «Emuska» en souvenir du petit nom qu’on lui donnait dans ses cours de danse.