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Acte de résistance

Portrait de Jean-Marc Schilling
© Thierry Porchet

«Nous avons besoin de ralentir», estime Jean-Marc Schilling qui, avec La Chambre Noire, a fait le pari du commerce de proximité et consacre du temps aux échanges.

Spécialisé dans les ouvrages photographiques de collection, le libraire Jean-Marc Schilling voue à son métier une véritable passion. Arrêt sur image

Pour Jean-Marc Schilling, aucun doute possible: il exerce un des plus beaux métiers du monde. Une activité en phase avec son amour de l’indépendance et des livres rares, sa passion pour le langage des images, et le plaisir des échanges. Dans son petit commerce La Chambre Noire, à un jet de pierre du centre-ville lausannois, le libraire de 43 ans a créé un espace hors du temps. Une bulle paisible, rompant avec le tourbillon de la routine, où l’autodidacte partage volontiers ses connaissances. «Au début, les photographies servaient exclusivement à illustrer des textes», précise Jean-Marc Schilling, avant de présenter quelques ouvrages de référence s’écartant de cette seule fonction antérieure. Comme Paris de Nuit, paru en 1932, un recueil préfacé par Paul Morand, essentiellement composé des clichés de Brassaï figurant pourtant en tout petit sur la couverture. Le libraire montrera aussi Fabrik, une épopée industrielle, sorti en 1943. «C’est un livre clé, l’un des premiers consacrés entièrement à la photo, sans légende. Une œuvre du Suisse Jakob Tuggener, traitant de la place occupée par l’homme face à la machine», explique-t-il avec enthousiasme. «Je vends du rêve. Je propose des publications rares, en bon état, que l’on ne trouve pas dans les enseignes internationales. Il s’agit d’un marché de niche prisé des collectionneurs institutionnels et privés», enchaîne Jean-Marc Schilling non sans souligner la féroce concurrence du commerce en ligne.

Travail magique

«Internet tue les librairies spécialisées dans les ouvrages anciens. Tenir une boutique, c’est faire acte de résistance.» L’essor constant du numérique n’inquiète pas en revanche l’amoureux des livres. «Le papier ne disparaîtra pas à moins d’une crise de ce matériau ou d’un effondrement économique. Les créateurs auront toujours besoin de ce support.» Pour sa part, rien ne le titille davantage que la découverte d’œuvres inconnues. «C’est toute la magie de mon travail.» Avec, à la clé, une gamme d’émotions entre satisfaction, adrénaline et une certaine pression pour cet homme qui se fournit aux quatre coins de la Terre, ou presque. «Mon grenier, c’est le monde; enfin, partout où l’imprimé a été développé», nuance Jean-Marc Schilling, tout en étant conscient de certaines contradictions, lui qui achète des livres à des milliers de kilomètres et valorise un commerce de proximité. «Je fais partie d’une génération un peu perdue avec la nécessité de faire des compromis.» Se définissant comme un «anarchiste positif» censé fonctionner avec un minimum de règles – rien ne l’irrite davantage que l’autorité, mais également la mauvaise foi – le quadragénaire chérit son indépendance. Et croit à la bonté naturelle des êtres humains. «Mais ils sont façonnés de manière à répondre à un groupe qui fonce dans la mauvaise direction. La croissance, unique moteur de la société, est une utopie.» Le Neuchâtelois tend de son côté à vivre le plus simplement possible. Et confie un certain fatalisme face à une planète qui se standardise. «Sans issue... Ce désir de lissage profond, cette uniformisation des valeurs, des cultures, des pensées, ainsi qu’une censure toujours plus présente ralentissent les esprits», déplore le libraire restant malgré tout constructif.

La liberté, valeur cardinale

«J’ai le malheur d’être optimiste», sourit cet adepte de la décroissance, s’estimant plutôt heureux. «Le bonheur, c’est l’esprit libre.» Une indépendance défendue tout au long de sa trajectoire. Après un apprentissage de décorateur d’intérieur, puis un CFC dans la vente, Jean-Marc Schilling quitte sa Chaux-de-Fonds natale pour le Mexique. «Je suis parti seul six mois. J’avais besoin de faire le point. De réfléchir à ma future orientation professionnelle. Ce séjour a confirmé mon envie de me rapprocher du milieu des arts et des antiquités.» De retour dans nos frontières, le voyageur reprend des études, histoire d’étoffer sa culture générale. Maturité en poche, il effectue différents emplois alimentaires tout en cherchant, avec sa compagne – avec qui il a un fils de 14 ans –, d’anciens locaux industriels habitables et utiles à son projet de librairie. Son affaire démarre au Locle. Le passionné constitue un stock d’ouvrages épuisés, élargit son créneau à la bouquinerie d’occasion pour financer de nouveaux titres et débute sa librairie «en chambre». En d’autres termes, il travaille depuis chez lui et reçoit la clientèle sur rendez-vous. Avant de sauter le pas et d’ouvrir en 2016 La Chambre Noire à Lausanne. «C’est d’abord le livre, en tant qu’objet, qui m’a conduit à la photographie», précise Jean-Marc Schilling qui, fort de son expérience, a largement aiguisé son regard et confie sa préférence pour la photo engagée.

Un besoin de ralentir

L’œil exercé de Jean-Marc Schilling se pose aussi volontiers sur des tableaux au naturel comme l’azur étoilé, les rais de lumière trouant une voûte nuageuse... «Je n’ai jamais vu de ciels plus beaux que ceux de la Brévine», affirme ce contemplatif sensible et plutôt réservé, faisant au passage l’éloge de la lenteur. «Nous avons besoin de ralentir. J’en suis convaincu.» Pour se ressourcer, ce père de famille compte sur les siens et les livres. Quant à ses loisirs, il les consacre à visiter des expositions ou à effectuer des petits voyages, privilégiant la proximité. Au chapitre de ce qu’il apprécie encore, il note le son apaisant de la pluie, les chênes centenaires – «et tous les végétaux de manière générale qui vivent de peu» – ainsi que les chats et les... iguanes, «fascinants par leur lenteur et leur agilité en même temps». Athée, Jean-Marc Schilling croit seulement à l’esprit humain «capable du pire mais aussi de se montrer bouleversant». Et rêve que les dirigeants «pensent sur le long terme». «Nous sommes seuls à pouvoir nous sauver ou nous détruire», ajoute le libraire, ne nourrissant à son niveau d’autre rêve que celui d’avoir la possibilité de poursuivre sur son insolite lancée...