Convergence des luttes entre féminisme et défense de la nature
Le terme d’écoféminisme tend à se populariser. Mais qu’englobe ce concept? Le point avec Deborah Madsen, professeure ordinaire à l’Université de Genève et spécialiste du domaine
Au travers de conférences, de manifestations ou encore de livres, l’écoféminisme ne cesse de gagner de l’audience. Liant l’oppression des femmes et la destruction de la nature, ce courant de pensée a été formulé pour la première fois en 1974 sous la plume de la militante féministe Françoise d’Eaubonne. Deborah Madsen, professeure ordinaire de littérature et civilisation américaine au département d'anglais de la Faculté des lettres à l’Université de Genève s’intéresse à la question depuis le début de sa carrière universitaire. «Lorsque j'étais étudiante en Australie, l'une des doctorantes avec qui je partageais un bureau lisait les travaux de la philosophe féministe radicale américaine Mary Daly sur la “gyn/écologie”. Séduite par cette manière de penser, j’ai décidé de creuser le sujet en explorant notamment le travail d'écoféministes australiennes comme Val Plumwood.» Depuis, Deborah Madsen n’a cessé d’élargir ses connaissances dans le domaine. Elle coanime aujourd’hui un séminaire de maîtrise sur l'écoféminisme. Et propose régulièrement son expertise en la matière dans le cadre de différentes actions.
Comment définiriez-vous l’écoféminisme?
L'écoféminisme, dans le contexte anglophone, repose sur le postulat que les femmes et l'environnement sont compris comme inférieurs et exploitables de par leur nature. Dans ce processus de féminisation, ils sont exclus de la catégorie de l'humain – définie selon les termes européens des Lumières – car considérés comme propriété de l’homme blanc. L'écoféminisme élargit le domaine de la féminisation, y incluant des animaux et des formes de vie à base de carbone telles que les forêts, les rivières, les montagnes et la planète Terre. Si le féminisme lutte contre la discrimination sexiste des femmes, l'écoféminisme s'oppose à la discrimination sexiste du «féminin» en tant que catégorie. Ainsi, les hommes du Sud, les peuples autochtones et les minorités ethniques, les personnes handicapées, etc., – en fait, toute personne sexuée comme féminine et considérée inférieure à un sujet humain à part entière – subissent une discrimination validée par les mêmes stratégies rhétoriques qui accordent à «l'homme» la souveraineté sur la Création. Cela est rendu très clair, par exemple, dans la Bible judéo-chrétienne lorsque Dieu donne à Adam la seule autorité sur la Création.
Pourquoi établir un lien entre l’oppression des femmes et la destruction de la nature?
Parce que tous deux sont des objets de consommation au sein d'un patriarcat capitaliste. Depuis les Lumières du 18e siècle, «l'homme» a été identifié à un être intrinsèquement rationnel et tous les autres éléments de la Création, supposés être dépourvus de cette capacité suprême de raison (femmes, animaux, nature), sont relégués à la catégorie de «non-homme» ou «féminin». Cet axiome de base, omniprésent, est le fondement de l'idéologie capitaliste patriarcale occidentale. Il a été rendu tellement naturel que des mouvements – comme l'écoféminisme – doivent être constitués pour dénoncer cette façon destructrice de penser et de se comporter dans le monde.
Quand et dans quel contexte le mouvement écoféministe est-il né?
Les origines du féminisme et de l'écoféminisme sont assez différentes. L’écoféminisme ne poursuit pas le même objectif que le féminisme fondé sur l'égalité avec les hommes dans le système capitaliste. En fait, l'écoféminisme exige une révolution dans notre façon de vivre. Tout changerait si nous réformions les hypothèses de supériorité à la base de notre crise mondiale actuelle. Dans le monde anglophone, l'écoféminisme est né dans les années 1970 avec les manifestations contre les armes nucléaires et le risque environnemental lié à ce type d’énergie. Les mouvements de libération des femmes et écologistes se sont mobilisés à la suite de l'accident en 1979 de la centrale de Three Mile Island en Pennsylvanie aux Etats-Unis.
Existe-t-il des actions écoféministes marquantes dans l’Histoire?
L'action écoféministe qui m’a le plus impressionnée a débuté en 1981 au Royaume-Uni, avec un mouvement radical antinucléaire créé par des femmes protestantes autour de la base militaire américaine de Greenham Common. Ces activistes y ont campé pendant 19 ans, entre 1981 et 2000, afin de militer contre la présence d’armes nucléaires dans cette base. Cet exemple illustre un autre aspect critiqué par l’écoféminisme: le militarisme.
Le terme d’écoféminisme ne date pas d’hier mais se popularise pourtant seulement depuis quelques années. Comment l’expliquez-vous?
Les deux mouvements de justice sociale les plus importants et les plus médiatisés de nos jours sont ceux liés au climat et aux femmes. Le slogan de la Marche des femmes 2020 «Résistons pour vivre, marchons pour transformer!» a souligné le lien entre les questions féministes et climatiques. Et attiré l’attention sur l’écoféminisme, en tant que méthode d'analyse intersectionnelle. Un exemple? La pandémie actuelle. Le Covid-19 trouve son origine dans l'exploitation des animaux et entraîne une exploitation accrue des femmes. Le confinement et le travail à domicile ont pesé de manière disproportionnée sur les femmes, en particulier celles avec des enfants. Le coronavirus est une maladie zoonotique, ce qui signifie qu'elle est originaire d'animaux et a été transmise à travers la barrière des espèces par l'exploitation humaine (consommation). Les conséquences de la pandémie sont un fardeau porté de manière disproportionnée par des groupes «féminisés», sans pouvoir. Comme, par exemple, les employés des abattoirs aux Etats-Unis, souvent des migrants, qui ont été contraints de continuer à travailler dans des conditions très dangereuses, même lorsque les taux d’infection montaient en flèche. En dépit des chiffres témoignant des risques de contamination encourus et du taux de mortalité dans les usines de transformation de viande et de volaille, Donald Trump a refusé de les fermer. Il a déclaré par décret qu’elles constituaient des «infrastructures critiques» selon la Loi sur la production de défense de 1950. Et a donc affirmé que l’activité ne pouvait être arrêtée pour des raisons de santé publique, tout en dédouanant de toute responsabilité les entreprises en question quant aux effets sur la santé de leur personnel. Cette catégorie de travailleurs vulnérables et corvéables, hommes et femmes, a subi ainsi de plein fouet sur sa santé les conséquences négatives de cette industrie particulièrement anthropocentrique, fondée sur le droit d'exploiter jusqu'à la mort des êtres sensibles qui ne sont pas humains. On peut dire que les ouvriers sont traités comme des moins qu'humains, tout comme les animaux qu'ils tuent. Les travailleurs sur la ligne de production sont objectivés comme les animaux et tous deux sont traités comme de la viande. Ce n'est donc pas un hasard si, en raison de l'oppression et de la maltraitance subies, les femmes sont souvent associées à des morceaux de viande.
Quelle est la différence entre le féminisme et l’écoféminisme?
Difficile de séparer ces deux notions. Pourtant, nombre de féministes ne sont pas des écoféministes, car elles ne remettent pas en question l’exploitation de l’environnement. Alors que l’inverse est inconcevable, les écoféministes étant, pour la plupart, végétaliennes. Les historiens et les théoriciens écoféministes ont documenté les expériences partagées des femmes et des animaux dans les «fermes industrielles». Prenons l'exemple des vaches laitières. Elles sont inséminées de force dans ce que l'on appelle des «casiers à viol» et, bien sûr, les bovins mâles sont abusés sexuellement pour obtenir leur sperme. Les veaux sont enlevés à leur mère immédiatement après la naissance. La plupart des mâles sont alors tués et les femelles sont élevées pour remplacer leurs génitrices. Les vaches sont donc traitées comme des «reproductrices». Ce même mot était utilisé pour décrire une classe de femmes asservies aux Etats-Unis avant l'abolition. Une fonction similaire est également exercée par les femmes dans les «fermes à bébés» commerciales. Le lait supposé nourrir les veaux est utilisé pour la consommation humaine, tout comme – historiquement, mais il n'y a pas très longtemps – les «nourrices» de la classe ouvrière allaitaient les nourrissons de leurs employeurs ou propriétaires. Comme le soulignent les théoriciens écoféministes à l’image de Greta Gaard, le concept de la maternité en tant que sacrifice de soi permet son exploitation au-delà des frontières des espèces.
La théoricienne Carol Adams, dans des livres comme Neither Man Nor Beast et The Pornography of Meat, montre de manière très convaincante la présence de cette symbolique au quotidien. Elle explique comment l'animalisation des femmes et la sexualisation des animaux – et la féminisation des deux – décrit l'ordre naturel des choses. C’est-à-dire un ordre où l'objet féminisé existe pour l'usage du sujet masculinisé. En réfléchissant à ce genre d'idées, il me semble que la différence fondamentale entre le féminisme et l'écoféminisme réside dans le fait suivant: le premier se concentre sur la discrimination sexuelle d’un point de vue de la justice sociale; le second conteste l'hypothèse selon laquelle «l'homme» est au centre de tout, que toute la Création existe pour le servir. L'écoféminisme se focalise donc sur l'impact de la discrimination des espèces et de l'anthropocentrisme sur l'organisation des relations planétaires entre et parmi tous les ordres de la Création.
Pourquoi associe-t-on la nature au féminin?
En bref, cette association est, premièrement, profondément ancrée dans l'histoire des traditions culturelles occidentales. Ensuite, une large partie de la pensée occidentale se fonde sur des oppositions binaires dont l'humain contre le non-humain est l'un des plus fondamentaux avec son homologue genré du masculin contre le féminin. Le féminin est alors identifié avec le corps (contre l'esprit), la nature (contre la civilisation), l’émotion (contre la rationalité). Ces oppositions ne sont pas séparées mais égales! Le côté féminin du binaire est toujours inférieur et subordonné au masculin. Cette binarité fonctionne comme un sous-texte idéologique invisible et silencieux mais puissant, je dirais, dans toutes les communications de notre société.
Quels sont les défis que doit relever l’écoféminisme aujourd’hui?
Il y a une difficulté générale à penser le féminisme – ou toute question de genre – en dehors des limites du corps sexualisé. Il ne nous permet toutefois pas de conceptualiser et de protester contre la manière dont les processus de féminisation affectent tous les groupes démunis, quel que soit leur corps. Voilà le nouveau défi que l’écoféminisme doit aujourd’hui relever.