Dans le livre 1968… des années d’espoirs, Jacqueline Heinen et 110 autres anciens membres de la Ligue marxiste révolutionnaire témoignent de leurs années de militance
C’est avec une grande sincérité qu’une centaine d’anciens militants de la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) témoignent de leur parcours, de leurs espoirs, de leur engagement, de leurs erreurs aussi dans le livre 1968… des années d’espoirs. Autant de témoignages dont Jacqueline Heinen, l’une des leurs, a formé un puzzle éclairant sur ces années de militance.
Pour mémoire, c’est en 1969 que la LMR est créée par des dissidents du Parti ouvrier populaire (POP) vaudois. Rapidement, le mouvement fonde un journal, La Brèche, s’étend au niveau national et adhère à la IVe Internationale. Ses engagements vont de sa participation aux grèves ouvrières, à la solidarité avec les immigrés italiens, espagnols, portugais, son implication dans le mouvement féministe, ses actions contre la xénophobie et pour la diminution du temps de travail. Internationalistes, ses militants s’engagent contre le franquisme, le salazarisme, l’intervention militaire américaine au Vietnam et en solidarité avec les mouvements révolutionnaires latino-américains. En 1980, forte d’un millier de membres, la LMR est rebaptisée Parti socialiste ouvrier (PSO). Elle sera dissoute officiellement en 1989. Bon nombre de ses membres ont continué de militer dans des syndicats ou d’autres organisations et associations.
Sociologue, Jacqueline Heinen a été membre du Comité central et du Bureau politique de la LMR, puis membre de la direction de la IVe Internationale à Paris. C’est avec ses yeux pétillants et sa grande chaleur humaine qu’elle nous reçoit dans son nid genevois, entre deux voyages où elle continue à assumer des activités d’ordre académique en tant que professeure émérite de sociologie de l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.
Comment est né ce livre?
Jacqueline Heinen : Jusqu’ici les traces étaient ténues sur la LMR, hormis un mémoire du chercheur Benoît Challand, et plus encore sur le vécu des militants. L’idée de ce recueil de témoignages est venue de Jean-Michel Dolivo et d’Olivier Pavillon, deux anciens membres de la LMR, autour desquels s’est agrégé un petit groupe, dont Clive Loertscher, qui a entrepris de contacter les protagonistes. En tant que sociologue, je me suis retrouvée à compiler tous ces témoignages. Je ne pensais pas que ce travail allait être aussi complexe. Sur 600 personnes retrouvées, 110 ont répondu. Je ne m’attendais pas à autant de retours et, de surcroît, aussi riches et détaillés. Bien sûr, l’un des biais est que les très mécontents n’ont sûrement pas répondu. Reste que l’autocritique est présente, notamment sur le sectarisme et nombre d’orientations de l’organisation, ainsi que sur le comportement de certains dirigeants.
Ce qui ressort des nombreux témoignages, c’est qu’il existait un espoir fou de renverser le système…
Oui, même si beaucoup étaient dubitatifs quant à une possible révolution en Suisse, on y croyait pour le Chili, le Portugal, l’Espagne… Il y a eu beaucoup d’attentes et autant d’espoirs déçus. Mais on pouvait rêver. C’est ce rêve de renversement qui nous faisait nous engager énormément. C’était un espoir partagé de changement radical et global qui faisait qu’on se donnait corps et âme. L’écho de la LMR-PSO a été important, même si ses membres n’ont pas dépassé le millier dans les meilleurs moments, à quoi s’ajoutait une proportion plus ou moins équivalente de sympathisants.
Comment avez-vous vécu Mai 68?
J’avais 28 ans. Donc, pour ma part, j’étais adulte mais j’avais connu l’époque des écoles non mixtes, des filles interdites de pantalon et de mariages célébrés très jeunes. Les mouvements de rébellion qui sont nés durant les années 1960 et par la suite ont ouvert de nouvelles perspectives politiques. On ne peut donc pas réduire 1968 à une année, ou à une explosion sur le plan des mœurs uniquement. Ce moment a ouvert des changements progressifs avant et après, dans divers domaines, notamment celui des syndicats qui ont commencé à changer à cette époque. Jusque-là tout tournait autour de la paix du travail. Face au nationalisme et à la xénophobie ambiants, les Italiens et les Espagnols ont engagé des batailles que les groupes d’extrême gauche, et notamment la LMR, ont appuyées. D’autres mouvements sont nés, ceux des antinucléaires, des comités de soldats ou des civilistes, le féminisme bien sûr…
Dans la foulée est née également la LMR…
Oui, en Suisse romande d’abord en 1969, puis au niveau national. Avec des différences, puisque les Romands étaient un peu plus âgés, parfois déjà insérés professionnellement ou à l’université. Alors qu’en Suisse alémanique, les membres étaient plus jeunes et davantage marqués par le mouvement antinucléaire. La LMR ne formait donc pas un tout homogène, puisque chaque région avait ses références: la France, l’Allemagne ou l’Italie.
Il y avait quelques hippies égarés dans ses rangs, mais pas vraiment d’espace pour cette expérience ni même pour l’anarchisme. Le caractère sérieux de la Ligue – le refus de l’usage de drogues notamment – pouvait rebuter plus d’un jeune ou d’un étudiant.
Les témoignages parlent notamment de sectarisme, quel était-il?
Il y avait de multiples groupes de gauche et d’extrême gauche à l’époque. Et tous avaient des difficultés à s’ouvrir aux autres. Chacun – les maoïstes, les spontanéistes, les POCH… – défendait son pré carré. Et je crains que cela n’ait guère changé aujourd’hui. Reste que la LMR est le seul groupe à s’être étendu à l’ensemble du pays.
Vous-même, pourquoi vous êtes-vous engagée à la LMR?
J’avais vécu dans les pays de l’Est pendant trois ans, sans rien comprendre à ce que j’avais sous les yeux, choquée de ne pas y trouver le type de société égalitaire que j’espérais, mais au contraire, l’autoritarisme du système bureaucratique, l’antisémitisme en Pologne, la surveillance policière et, surtout, la répression du Printemps de Prague. Je me suis mise à lire Lénine, Marx. Mais ce sont principalement les écrits de l’économiste Ernest Mandel sur cette partie de l’Europe qui m’ont éclairée. Du coup, j’ai lu Trotsky et la LMR m’a apporté des réponses dans le cadre de ses formations, notamment sur la marche du monde, la guerre du Vietnam, le traitement des travailleurs immigrés. J’ai appris à observer le fonctionnement des institutions aussi. Mandel a beaucoup contribué à notre formation sur le plan économique. C’était très riche, même s’il s’est beaucoup trompé dans ses pronostics sur les révolutions à venir et si les analyses de la IVe Internationale étaient loin de prendre la mesure de l’évolution du monde industriel et du développement du tertiaire…
Comment avez-vous vécu ces années de militance dans votre quotidien?
On passait beaucoup de temps à distribuer des tracts devant les usines, en pensant pouvoir recruter les ouvriers. Certains nous aimaient bien, mais ne nous ont pas rejoints pour autant… J’étais alors dramaturge au Théâtre de Vidy, dans une troupe où tout le monde avait le même salaire et qui créait des pièces jugées subversives. J’ai été ensuite enseignante au collège Calvin à Genève. La LMR m’ayant donné une grille de lecture du monde différente, j’étais critique de la hiérarchie et je portais une attention plus grande aux élèves défavorisés. Je me suis engagée au syndicat VPOD-SSP et dans un groupe intersyndical de femmes (FTMH et SSP), avant d’être catapultée dirigeante de la commission femmes de la IVe Internationale à Paris, où j’ai par ailleurs appris le métier de journaliste à Rouge, l’organe de la Ligue communiste révolutionnaire (section française de la IVe). Cela m’a amenée à beaucoup voyager, aspirée par le désir de rencontrer et de soutenir des camarades en lutte. C’était passionnant, mais on votait sur des choses absurdes, comme le recours ou non à la violence armée dans les luttes des pays d’Amérique latine…
A l’époque, je me suis formée comme tourneur-fraiseur, bien décidée à aller travailler en usine (ce que je n’ai pas fait car je fus envoyée en Pologne pour couvrir le mouvement de Solidarnosc en 1980-1981). Avec le recul, je me dis qu’on aurait dû savoir que ce métier n’avait pas d’avenir. Et que cette prolétarisation était illusoire, absurde et sans issue. Reste qu’à titre personnel, cette expérience a été très enrichissante. J’ai beaucoup appris au contact des ouvriers qui nous encadraient. Et cela m’a beaucoup aidée ensuite, lors de mes reportages dans les usines polonaises en grève.
Comment s’est passée la dissolution de la LMR à la fin des années 1980?
En Suisse alémanique, une jonction s’est opérée avec les Verts. En Suisse romande, solidaritéS a été créée. Beaucoup des ex-membres de la LMR-PSO ont continué à s’engager syndicalement, politiquement ou dans des associations. Leur parcours est souvent aussi peu linéaire que le mien. Si, pour ma part, je n’ai pas connu de retombées négatives professionnellement, nombre de camarades ont vécu des licenciements ou des refus d’embauche à cause de leur engagement. Je suis devenue sociologue à 50 ans et j’ai suivi une carrière académique en France. Mes convictions restent à gauche, mais une gauche qu’à l’époque j’aurais qualifiée de réformiste! En 1986, j’ai claqué la porte de la IVe Internationale, à la suite d’un conflit très difficile. J’ai vécu cet épisode comme un reflet des méthodes propres à la bureaucratie communiste dénoncée par Trotsky. Et cela a signifié pour moi la fin de mon engagement politique.
Un souvenir particulier qui vous vient de ces années de militance?
J’en ai beaucoup trop! Disons, peut-être le premier moment où les femmes se sont rassemblées spontanément entre elles. Cela a été le début de mon féminisme conscient. Un moment important a été aussi ma rencontre avec Jean Ziegler lors de la campagne électorale au Conseil d’Etat genevois en 1973 – j’étais la première femme, en Suisse, à présenter sa candidature à une instance politique exécutive. Il m’a ouvert les yeux sur notre sectarisme.
Aujourd’hui, comment voyez-vous le militantisme?
Je suis extrêmement pessimiste face au poids du libéralisme à tout va et des diverses formes de nationalisme à l’échelle mondiale, face aux retours en arrière sur nombre de sujets, comme l’avortement, par exemple. Mais il faut continuer à lutter, à sa propre échelle. Personnellement, je suis bénévole auprès des sans-papiers pour constituer leur dossier de demande de régularisation dans le cadre du programme Papyrus et membre de la Marche mondiale des femmes à Genève. J’ai participé récemment à un atelier sur Mai 68 dans le cadre de l’Université de solidaritéS et j’ai trouvé revigorant ce rassemblement de jeunes militants, même si je ne partage pas leurs points de vue sur beaucoup de sujets.
Cinquante ans après Mai 68, y a-t-il encore des choses à en dire?
Pendant longtemps en France, on n’a parlé que des événements survenus à Paris et de quelques-uns de ses représentants médiatisés. Or, depuis l’anniversaire des 40 ans et, surtout depuis cette année, on découvre un Mai 68 plus contrasté, notamment par la mise en lumière des autres régions. Le panorama s’enrichit. Le temps qui passe offre d’autres perspectives. Je crois qu’il y a dix ans, je n’aurais pas encore été prête à faire ce livre sur la LMR-PSO. Même si beaucoup d’entre nous ont quitté l’organisation sur un désaccord ou une déception, nous avons aujourd’hui le recul nécessaire pour nous rendre compte de ce qu’elle nous a apporté. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Pour les archives de l’Aéhmo, pour les jeunes militants, les historiens, ces 1000 pages de témoignages représentent un matériel important.