Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Dialoguer au-delà des mots

Portrait de Tizian Büchi.
© Thierry Porchet

A travers son art, Tizian Büchi met de la magie dans les interstices du quotidien.

Le réalisateur primé Tizian Büchi filme pour le plaisir des rencontres et parce qu’il aime créer des ambiances ouvrant d’autres perceptions du monde

Les histoires où les frontières entre le réel et l’imaginaire s’estompent l’attirent. Tizian Büchi, 42 ans, aime le genre qui brouille les pistes, complexifie la vie, génère des perceptions différentes, «place le spectateur en apesanteur». Son rapport à l’espace, au lieu, joue aussi un rôle central dans la décision d’y tourner un film. Couronnée du Grand Prix au festival Visions du réel de Nyon en 2022, nominée au Prix du cinéma suisse, sa dernière réalisation, L’îlot, coche toutes les cases. Ce long métrage, sélectionné dans plusieurs festivals internationaux, met en scène deux vigiles chargés de surveiller et de sécuriser les abords de la rivière la Vuachère, dans le quartier lausannois des Faverges. Dans la chaleur de l’été, au gré des rondes et des rencontres, un territoire se dessine, une amitié se construit entre les deux immigrés alors que le mystère reste entier sur les motifs de leur mission. Le documentaire-fiction interroge en filigrane la société de surveillance, évoque les questions de déracinement et d’enracinement, brosse avec beaucoup de sensibilité le portrait d’un microcosme métissé à la fois ordinaire et étrange où la magie s’immisce dans les interstices du quotidien. Pour cet «îlot» attachant, pétri d’humanité, où s’invitent poésie, humour et nostalgie, le cinéaste s’est également appuyé sur l’inspiration de ses protagonistes. Daniel et Ammar, acteurs amateurs, ont été amenés à imaginer les raisons de leur présence au bord de ce cours d’eau.

Nature et invisible

«Je me suis alors moi aussi laissé surprendre par le déroulement de l’histoire. C’est une des richesses de ce travail, alimenté par les apports des autres», souligne le jeune quadragénaire, pour qui filmer c’est d’abord faire des rencontres tout en créant des atmosphères sensorielles empreintes de mystère. «J’aime susciter un certain trouble, immerger le spectateur dans un monde de sensations, dialoguer aussi sans les mots», ajoute le réalisateur, questionnant volontiers dans ses thématiques notre rapport à la nature et à l’invisible. «Je m’intéresse aux énergies, aux entités qui reviennent habiter des lieux, cherchant à comprendre de quoi nous sommes aujourd’hui faits. Je crois au pouvoir de la pensée. Le rationnel ne permet pas de tout expliquer. Et il n’est pas nécessaire de répondre à toutes les questions.» On ne s’étonne pas dès lors de la trame d’un prochain projet cinématographique. «J’envisage de réaliser une chronique familiale dans le Jura où il sera question du secret», indique Tizian Büchi, sans entrer davantage dans les détails, un rien superstitieux. Le créatif a aussi l’idée de raconter l’histoire d’un missionnaire ethnologue neuchâtelois assassiné au Lesotho et d’interroger le rapport colonial de la Suisse à travers ce type de figure. «Pour ce film, je prévois de travailler avec des personnes sur place. Mais dans les deux cas, ce ne sont encore que des pistes que j’explore.»

Le 7e art d’abord par les textes

Si Tizian Büchi consacre sa vie au cinéma, il l’a vraiment découvert relativement sur le tard et de manière progressive. «Jeune, je n’y étais pas très sensible. J’ai surtout vu alors des films commerciaux. Mais j’ai toujours été fasciné par le spectacle et les histoires, la magie des salles obscures. Je me rappelle avoir été emporté par Jurassic Park, par sa dimension grandiose», raconte l’universitaire, qui a étudié les Lettres à Lausanne et s’est frotté au 7e art d’abord à travers des textes. La vision de Gerry, une fiction mettant en scène deux amis perdus dans le désert, va aussi fortement le marquer. «L’intrigue se focalise sur leur relation. Il ne se passe presque rien. Mais j’ai été séduit par l’ambiance, la tension dramatique au-delà du récit. Je me rappelle même du bruit du projecteur», s’enthousiasme le passionné, qui commence par travailler comme programmateur dans divers festivals suisses et dans la distribution de films, avant de reprendre des études. En 2017, le Neuchâtelois d’origine obtient son master à l’Institut des arts de diffusion à Louvain-la-Neuve et rentre en Suisse prêt à poursuivre l’aventure. Son séjour en Belgique lui a appris, précise-t-il, à vivre avec davantage d’incertitude, de mouvance. «Une chouette expérience, bien qu’un peu déstabilisante. La vie à Bruxelles, où j’habitais, est moins organisée, moins stricte qu’ici.»

Un optimiste inquiet

Aussi entêté qu’enthousiaste, animé par le besoin constant d’agir, d'une grande sociabilité, Tizian Büchi se définit comme une personne plutôt optimiste bien qu’inquiète. «Nous devrions toutefois réussir à nous adapter, à prendre le bon tournant écologique. A résoudre les problèmes de ressources, les conflits. J’ai envie d’y croire. Mais peut-être que beaucoup disparaîtront.» Quoi qu’il en soit, rien n’émeut davantage le sensible réalisateur que les manifestations d’amour, d’autant plus celles inattendues, les efforts de rapprochement pour mener à bien des projets ensemble dans différents domaines. «Le bonheur, c’est d’être bien entouré», affirme, heureux, Tizian Büchi, qui trouve aussi son plaisir dans les balades dans la nature – il affectionne particulièrement la région du Jura – l’art et la lecture, des essais aux romans. Pour se ressourcer, l’homme privilégie les baignades, lui qui adore l’eau, y compris en boisson, alors qu’il partagerait volontiers un café avec trois femmes qu’il admire, la pianiste Nina Simone, la chanteuse Patti Smith et la penseuse féministe américaine Donna Haraway.

Enfin, s’il n’avait pas été réalisateur, Tizian Büchi aurait opté pour le métier d’aubergiste. Avec l’idée de créer un espace de restauration convivial, de proposer des idées d’excursion et d’aménager... une salle de projection, le cinéma demeurant en toile de fond.