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«Je viens d’une lignée de femmes fortes»

Elise Locatelli coachée par le chef de chantier.
© Olivier Vogelsang

Dernières finitions d'Elise Locatelli, coachée par le chef de chantier.

Riche de l’héritage de son grand-père italien, Elise Locatelli est déterminée à devenir maçonne. Reportage avec une féministe de toujours

«Je me sens en vie sur un chantier, les cinq sens en éveil. L’effort physique me plaît, même si c’est éprouvant. Quand je vibre du béton, ma sueur coule jusque dans les murs. Quand je pose la brique la plus haute, je tremble. Et quand je rentre à la maison, j’aime cette fatigue musculaire.» Elise Locatelli parle avec passion du métier de maçon, celui qu’elle a choisi envers et contre tout, et qui lui rappelle tant son grand-père paternel. «Italien, il a épousé ma grand-mère, une ouvrière-horlogère jurassienne (de famille paysanne), qui a travaillé ensuite dans l’entreprise de construction que son mari a créée dans le village des Bois. J’adorais jouer dans son dépôt avec mon frère, et l’odeur du ciment. Indescriptible!» raconte-t-elle avec émotion. Cette senteur, elle l’a redécouverte en 2015 en suivant son ancien compagnon, maçon, sur son lieu de travail. Un flash, sa «madeleine de Proust», pour celle qui décide alors de quitter son apprentissage d’employée de commerce où elle se morfond. «L’ambiance de bureau ne me plaisait pas. Je me sens, au contraire, très bien dans le milieu ouvrier. La solidarité est forte, et c’est comme une grande famille, quand on peut travailler assez longtemps sur le même chantier. J’adore aussi la multiculturalité des chantiers – maintenant, je comprends bien le portugais, l’espagnol, l’italien, mais pas encore l’albanais», lance Elise Locatelli avec enthousiasme, en couple avec un plâtrier hongrois.

«J’aime travailler physiquement, par tous les temps. Le très chaud, le très froid, même la neige…» Elle rit, elle qui prévoit de faire sa pause aujourd’hui dans un parc lausannois près du chantier, malgré la pluie. «En fait, ce qui est inconfortable pour moi, c’est de ne pas avoir un endroit pour me changer seule ou parfois même des toilettes quand on est dans du travail de bricole (petits chantiers, ndlr).»

Envers et contre tout

En ce matin gris, la maçonne prend le bus à l’aube, sa machine à café dans un sac pour ne pas devoir se priver de son breuvage préféré tout au long de la journée. «Je suis heureuse aujourd’hui de faire du bétonnage. Après plusieurs jours à porter des bidons de gravats de démolition», explique celle qui est employée depuis février en tant que stagiaire dans l’entreprise Dénériaz avec une promesse d’apprentissage pour la rentrée. «Je dois refaire ma dernière année. Car j’ai été licenciée au milieu de ma troisième, confie Elise Locatelli. Je ne suivais plus assez les cours, mes notes ont drastiquement baissé et je ne présentais même plus mon classeur de formation à mon maître d’apprentissage.» Franche, elle parle de ses problèmes financiers qui ont rendu sa formation si difficile. «A un moment, avec ma paie d’apprentie, je ne pouvais même plus me nourrir correctement. Cette précarité a entraîné un manque de concentration et mon absentéisme scolaire.»

Une galère engendrée notamment par la décision de son père et de sa belle-mère de lui couper les vivres. «En apprenant que je voulais devenir maçon, ils ont arrêté de payer ma pension alimentaire.» Cette famille finira au tribunal devant un juge qui, ironie du sort, avait commencé sa carrière comme peintre en bâtiment! «Il a vraiment tout fait pour convaincre mon père, médecin», se remémore Elise Locatelli. La jeune femme de 27 ans a finalement reçu un rétroactif de deux ans qui lui a permis d’éponger ses dettes.

Du côté maternel, l’argent manquait aussi, mais l’amour jamais. «Ma mère était pourtant gênée de dire que j’étais maçon, au début. Elle aurait aimé que j’aille à l’université. Aujourd’hui, elle en est fière, mais très inquiète en me voyant souvent fatiguée.»

Féministe

Joviale, optimiste et sociable, Elise Locatelli est une battante, à l’image de sa grand-mère maternelle qu’elle décrit comme une «Viking». «Je viens d’une lignée de femmes fortes. Et la question du féminisme brûle en moi depuis longtemps», dit-elle. «J’ai envie de montrer qu’une femme peut aussi travailler dans la construction. Même si je suis bien consciente que je n’ai pas toujours la force physique nécessaire. J’accepte mes limites et j’essaie d’améliorer mes atouts, comme la lecture de plans, la connaissance des matériaux et le goût de la précision. Mes collègues sont toujours prêts à m’aider. Parfois trop», explique-t-elle avec le sourire. Des remarques sexistes? «Non. Je me souviens seulement d’une fois où un ferrailleur a lancé: “Une femme sur un chantier, ça porte malheur! C’est comme sur les bateaux!ˮ Il s’est ensuite excusé en me disant qu’il plaisantait…»

Dans la salle de pause, Manuel Vilariño, grutier de longue date, déclare: «Une femme peut faire la même chose qu’un homme. Mais c’est encore plus dur pour elle! Tirer les tuyaux pour le bétonnage par exemple, c’est très lourd. Ma fille voulait aussi travailler dans la construction, et je suis heureux qu’elle ait finalement choisi une autre voie. Elle est conductrice de bus. Mais Elise pourrait par exemple devenir contremaître...» Recevoir des ordres d’une femme? «Pour moi, aucun problème», dit-il tout sourire.

Son collègue, Manuel Texeira de Souza a travaillé dans plusieurs pays européens et souligne avoir vu davantage de femmes sur les chantiers en Allemagne: «Surtout des électriciennes, des peintres, des machinistes… des maçons, moins.»

Passionnée

Durant la matinée, Elise Locatelli met en place les étais avec José Nunez Aveleida. Le chef de chantier, Fabrice Isler, lui fait installer les derniers tuyaux métalliques, avant le bétonnage de la dalle prévu l’après-midi.

La pause de quinze minutes est vite passée. L’occasion pour les travailleurs de pointer leur sentiment d’injustice qu’elle ne soit pas comptée dans leur temps de travail. «Et pourtant, on a l’habitude sur les chantiers d’arriver une demi-heure avant pour se changer et se préparer. Et ça, c’est jamais comptabilisé», souligne Elise Locatelli, révoltée, plus largement, par la sous-enchère salariale. Malgré des moments de découragement, la passion l’habite. Elle regarde les murs en lançant: «Monter des briques, j’adore. Le coffrage aussi.» Et la maçonne d’expliquer les fondations et l’armature d’une maison avec engouement. «J’aime trop! Et pourtant, je n’ai pas naturellement l’âme bricoleuse. Jusqu’à mon apprentissage, j’avais plutôt la tête dans les livres. Donc, ça me demande beaucoup d’efforts, mais je suis déterminée.» Si elle apprécie l’esthétique du beau béton, elle a un penchant tout particulier pour les vieilles bâtisses, d’où son idée d’une spécialisation dans la maçonnerie ancienne. Son rêve? «J’adorerais vivre dans un très vieil appartement que j’aurais retapé.»