Musicien de rue en Suisse, informaticien au Paraguay, Walter Franco joue de ses diverses identités avec maestria.
Dans le quartier des Bergières, à Lausanne, le père de Walter Franco est devenu la mascotte des habitants. Sa photo ne quitte d’ailleurs pas le mur devant lequel le harpiste joue chaque été depuis quinze ans. Pourtant, cette saison, c’est son fils qui a repris le flambeau. «Mes grands-parents ne vont pas bien, donc il est resté au pays. Mais il va arriver, avant que je ne reparte fin septembre», explique celui qu’on surnomme Walti pour le différencier de son père qui partage les mêmes prénom et sourire chaleureux. Leur caractère diffère toutefois. «C’est quelqu’un de très sociable et d’extraverti, lance Walter junior. Je suis tout le contraire: timide et un peu ermite. C’est ma harpe qui fait le premier pas pour moi. Les gens viennent me parler grâce à elle. Au Paraguay, en tant qu’informaticien, je suis beaucoup derrière mon ordinateur. J’ai davantage d’amitiés ici. Finalement, venir jouer en Suisse, c’est une sorte de thérapie. Même si mon meilleur ami, que je ne connais que derrière un écran depuis une dizaine d’années, vit à Londres.»
Permanence sociale
C’est avec générosité que le jeune homme de 29 ans se livre. Quoi qu’il en dise, il a su gagner le cœur des passants. Ils sont nombreux à le saluer, lui demander des nouvelles de son père, l’inviter à manger, ou à partager leurs problèmes. De 8h à 18h, six jours sur sept, le musicien, discipliné, offre de fait non seulement des notes de musique mais aussi une écoute précieuse. «Je dois gagner ma vie bien sûr, mais l’important, c’est l’échange. Beaucoup de personnes âgées viennent me parler. C’est le plus joli. Je n’aime pas quémander de l’argent. Libre à chacun de me donner, ou pas.»
Avec l’augmentation du coût de la vie, Walter Franco remarque une diminution des dons, surtout en fin de mois. «A l’étranger, on pense que tout le monde est riche en Suisse, mais ce n’est pas le cas.» Au Paraguay, où il est né en 1995 près d’Asuncion, la capitale, rien n’est simple non plus. Dans ce petit pays d’Amérique du Sud, la population compose avec une corruption endémique et un pouvoir détenu par la droite depuis 1989, héritage de plus de trois décennies de dictature. «Finalement ce sont toujours les mêmes qui ont le pouvoir. Mon grand-père a été torturé pendant ces années de dictature. Il a toujours combattu les injustices… Pour ma part, je préfère ne pas me mêler de politique, car je me sens totalement impuissant», résume Walter Franco.
La musique pour payer ses études
A Asuncion, sa famille travaille au marché, commercialisant les bananes cultivées par son grand-père. Il n’a que 3 mois, lorsque son père s’envole pour la première fois à destination de la Suisse afin de jouer de la musique dans un restaurant, puis dans les rues. «Grâce à lui, nous n’avons jamais eu faim, mais il nous a manqué», raconte le fils, qui finira par l’accompagner à l’aube de ses 20 ans.
«La première fois que j’ai joué à la gare de Morges, je tremblais, je faisais des fausses notes, et tout le monde passait tout droit sans me regarder. Après une demi-heure, j’ai heureusement reçu un compliment: un jeune m’a dit en anglais que c’était joli et ça m’a donné confiance.» L’argent gagné lui permettra ainsi de terminer ses études d’informatique.
Devant le petit centre commercial des Bergières, Walter Franco souligne sa position privilégiée: «C’est rare pour un musicien de rue d’être toléré sur un emplacement privé, celui d’un magasin, et d’avoir ainsi la possibilité de tisser des liens. Mais j’aime bouger aussi: à Genève, Nyon, Berne, même jusqu’à Lucerne, dans le quartier de La Sallaz à Lausanne, ou à Morges, où je me suis fait également des amis. Aux Bergières, je reste le fils de… ailleurs, je suis moi.»
La harpe, instrument national
Walter Franco partage son émerveillement devant la beauté des montagnes et des lacs, lui qui vient d’un pays dont le sommet le plus élevé ne dépasse pas 842 mètres. «J’aime également beaucoup la culture ici. Le nombre de concerts et leur diversité, en été, est incroyable. Au Paraguay, c’est impossible par exemple d’entendre du rock celtique, et moi c’est ma musique préférée!» Un grand écart avec le son cristallin et doux de sa harpe paraguayenne, instrument et fierté nationale de son pays d’origine. «Je représente la quatrième génération, peut-être plus, de harpistes dans ma famille. Depuis toujours, il y a une harpe dans le salon. J’ai appris un peu avec mon père, et beaucoup en autodidacte. Les puristes s’arracheraient les cheveux en me voyant jouer», raconte en riant le rocker dans l’âme, qui apprécie d’improviser des airs des Beatles et d’Iron Maiden, et se laisse inspirer par les sons des jeux vidéo, sa passion.
Sa pratique musicale est très différente d’un pays à l’autre. Au Paraguay, elle se limite à quatre heures par semaine et jamais en public, contre plus de 50 heures en Suisse sous les yeux de tous. «Au début de la saison, j’ai mal aux articulations et mes doigts saignent un peu. Mais ensuite c’est bon, sauf le dos qui ramasse toujours un peu, ajoute le grand gaillard, en s’étirant. Je n’aimerais pas faire de concert sur scène. C’est trop de pression pour moi et je n’ai pas assez de talent. Et puis, j’aime beaucoup être au même niveau que ceux qui m’écoutent, car ils peuvent venir me parler.»
Walter Franco a décidément l’oreille attentive: pour les gens, la musique et les langues. «C’est en écoutant les gens que j’ai appris le français», explique celui qui a grandi, comme la plupart des Paraguayens, dans un mélange d’espagnol et de guarani, langue amérindienne officiellement reconnue.
Après avoir passé le témoin à son père, dans quelques jours, il ira rejoindre sa mère et sa sœur au pays. «Je me réjouis! J’ai hâte aussi de me couper les ongles! Pour jouer, ils doivent être longs, mais je n’aime vraiment pas ça, rigole-t-il. Les couper, c’est comme d’éteindre la lumière d’une scène. Puis, je mettrai ma harpe dans une cave à deux pas d’ici, appartenant à des amis en espérant revenir l’an prochain. Tout dépendra si j’obtiens de nouveau un visa…»