Artiste-peintre engagée, Daiara Tukano défend les droits des peuples autochtones et leurs visions résolument écologiques
Daiara Tukano, autochtone du Brésil, nous reçoit dans l’appartement genevois où elle loge le temps d’une semaine. Elle porte un poncho, tricoté par des mains amérindiennes expertes, aux dessins graphiques, symboles de sagesse et de lutte. Son maquillage est fait de fines lignes d’urucu (ou roucou), fruits dont les graines sont rouge vif. Les dessins sont symétriques, protecteurs et inspirants: une étoile sur le front pour de bonnes pensées, trois traits sous la bouche pour une juste parole, les joues bardées de traits guerriers. Elle est prête à parler dans un français parfait, aux accents plus parisiens que brésiliens. De son père d’abord, éduqué et baptisé de force dans un internat de missionnaires catholiques et interdit de parler sa langue. «Il en est ressorti révolté. Il a accusé l’Etat et l’Eglise catholique de génocide et d’ethnocide, et a été persécuté par le régime militaire. Je suis née en 1982, au cœur du mouvement autochtone dont il faisait partie», raconte Daiara Tukano. Elle a grandi surtout en milieu urbain, au Brésil, en Colombie, dont sa mère est originaire, et en France, ou cette dernière a fait un doctorat en anthropologie. Mais a passé beaucoup de temps aussi en Amazonie, sa terre originelle.
Le premier génocide
Daiara Tukano – Tukano est aussi le nom de son peuple – a repris tout naturellement le flambeau de la lutte en continuant à témoigner de la violence infligée aux Amérindiens. «Les Européens ont mis du temps à comprendre qu’on était des êtres humains, et encore plus pour se rendre compte de nos capacités. L’invasion du continent “américainˮ, du nom d’un Italien qui n’y a jamais mis les pieds (Amerigo Vespucci, ndlr), est le premier grand massacre qu’a connu le monde. Des millions de personnes ont été assassinées. Jusqu’en 1979, nous étions sous la tutelle de l’Etat brésilien, sans droit de vote…»
La militante dénonce le racisme et l’invisibilisation subis par les peuples autochtones, dont le taux de suicide est très élevé. «Les violations des droits humains se perpétuent, car le capital international a des intérêts à exploiter nos terres. Le colonialisme subsiste. On nie notre histoire, notre humanité pour des “ressourcesˮ naturelles. Or, pour nous, la Nature est notre mère.»
Continuer à exister en tant que peuple autochtone est déjà en soi, selon Daiara Tukano, une forme de résistance. «C’est la preuve que les colons ont échoué. On est vivant. Et on peut montrer qu’il est possible d’entrer en relation différemment avec la planète pour tenter d’éviter d’être tous empoisonnés et noyés dans une mer de plastique, échapper au suicide collectif.» Et de rappeler: «Aujourd’hui, les seuls qui sachent se débrouiller sans électricité ni électronique, ce sont les peuples autochtones…» Pont entre les deux mondes, entre les savoirs et les pratiques de la civilisation tukano et ceux de la culture des «envahisseurs», elle rêve d’une société plus équitable «capable d'embrasser la diversité culturelle, et de respecter la biodiversité: les droits humains et les droits de la nature».
L’art engagé
Diplômée aux beaux-arts, chercheuse en droits humains, l’artiste a quitté récemment son poste d’enseignante en art plastique au Brésil. «Entendre mes collègues pro-Bolsonaro se réjouir d’un retour à la dictature militaire, c’était trop pour moi.» Une liberté qui lui permet sa tournée européenne de sensibilisation. La semaine dernière, elle a retrouvé deux compatriotes, Fernanda Kaingang et Jaider Esbell. Avec des militants climatiques du collectif Breakfree, ils ont mené une action symbolique devant UBS à Genève, afin de dénoncer les investissements de la banque suisse dans des projets d’agrobusiness au Brésil – notamment ceux de Bunge (l’un des géants de l’agro-alimentaire) et de JBS (un quart du marché mondial du bœuf) – qui nient les droits des autochtones et de l’environnement. Une performance artistique et une exposition de peinture pour dénoncer autrement. «J’utilise l’art comme une expression de force politique pour sensibiliser aux points de vue autochtones», explique la peintre dont les toiles reflètent sa cosmovision.
«Dans ma vision du monde, la planète respire, et je dépends de sa respiration. Les rivières sont comme nos veines. On partage la même eau, le même sang. J’essaie d’entendre ce que la nature nous dit. Quand des inondations amènent les poubelles devant les portes des gens, c’est une manière de nous faire voir que nous sommes responsables des changements climatiques. La nature parle.»
Lors de sa conférence à Lausanne, dans le cadre du contre-forum sur les matières premières, elle est revenue sur les ruptures de barrages au Brésil, et notamment sur la catastrophe de 2015, près de Mariana. «Le peuple Krenak a vécu la pollution du fleuve Doce comme un deuil. C’est l’émotion de perdre quelqu’un de sa famille…»
Ses pistes d’action? «Il n’est pas question d’une révolution néoautochtone, mais plutôt de construire de nouveaux paradigmes sociaux tous ensemble, d’aimer – et pas seulement tolérer – les différentes cultures et espèces. Les crises économiques, les conflits sociaux, le réchauffement climatique montrent que le système capitaliste ne marche pas. Au contraire, embrasser la diversité, la biodiversité, nous permet de nous connecter, comme le fait la nature. Cette relation au monde, c’est une conscience, c’est ce que je nomme spiritualité – qui n’est pas du tout religieux; c’est la science connectée avec le monde à tous les niveaux, du matériel à l’immatériel. On n’est pas loin de la physique quantique.»