Unia publie un livre sur les travailleurs immigrés, du saisonnier des années 1960 au salarié européen. Une histoire sur la politique migratoire des syndicats pour mieux comprendre le présent et les débats sur l’accord-cadre institutionnel Suisse - UE
A l’aune de la nouvelle attaque de la droite nationaliste contre la libre circulation des personnes (LCP), contre les mesures d’accompagnement (MA) et les accords bilatéraux, et alors que la Suisse négocie avec l’Union européenne (UE) un accord-cadre institutionnel, la nouvelle publication d’Unia tombe à pic. De la politique de contingentement à la libre circulation des personnes. Politique migratoire des syndicats dans la course contre les discriminations et le dumping salarial a été écrit par Vasco Pedrina, président central de la FOBB, puis du SIB, et enfin coprésident d’Unia (2005-2006), avec le soutien de Stefan Keller, historien, journaliste et syndicaliste. Cette brochure d’une centaine de pages retrace l’histoire de la politique migratoire des syndicats. Autocritique, Vasco Pedrina revient sur le statut inhumain des saisonniers et sur la politique des contingentements soutenus autrefois par les syndicats. Et relève le changement de paradigme essentiel qui a eu lieu en leur sein en appuyant la LCP accompagnée de mesures de protection.
Comme le souligne le syndicaliste en introduction, «la présente publication vise à présenter la libre circulation des personnes comme un acquis historique pour les nouvelles générations, à partir d’une analyse critique (…). Elle entend livrer des arguments pour la lutte contre un modèle d’immigration à caractère nationaliste. Elle veut montrer comment nous avons évolué sur ces questions, comment nous nous sommes battus et ce que nous ne voulons plus jamais revivre.» La brochure rappelle que la libre circulation des personnes a existé en Europe jusqu’en 1914, puis revient sur le statut de saisonnier et les contingentements, le Non à l’Espace économique européen en 1992, la montée en puissance de la droite néolibérale, l’entrée en vigueur des Accords bilatéraux en 2002, puis la mise en place de la libre circulation et des mesures d’accompagnement en 2004. Des mesures qui ont été renforcées depuis à plusieurs reprises. En 2014, l’acceptation de l’initiative de l’UDC «contre l’immigration de masse» avec 50,3% de «oui» n’a heureusement pas été suivie d’une application stricte qui aurait compromis les Accords bilatéraux avec l’Union européenne. L’obligation d’annonce des places vacantes auprès des ORP, au lieu de contingents discriminatoires, est ainsi appliquée depuis le 1erjuillet.
Mais l’UDC n’a pas dit son dernier mot, puisqu’elle a lancé en janvier dernier une nouvelle initiative populaire dite «de limitation» en réintroduisant un système de contingentements, incompatible avec les Accords bilatéraux. Parallèlement, les négociations entre l’UE et la Suisse pour un Accord-cadre institutionnel sont tendues, puisque la clause des huit jours d’annonce, les cautions à verser par les entreprises et la densité des contrôles sont remises en question. Entretien avec Vasco Pedrina.
Pourquoi cette brochure maintenant?
Cela fait deux ans que j’y travaille. Cette question m’intéressait en vue de la votation populaire de l’UDC sur la dénonciation de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP). Je voulais rappeler que l’ancien régime des contingentements avait été extrêmement négatif pour les travailleurs et montrer les avantages du modèle actuel.
Aujourd’hui, cette brochure répond à un second besoin, pas prévu initialement, puisque nous sommes en pleine confrontation avec l’Union européenne au sujet des mesures d’accompagnement, même si sa Commission les critique depuis 2007 déjà. Cette brochure répond finalement à deux besoins: contrer la politique de l’UDC qui veut dénoncer les Accords bilatéraux et la libre circulation des personnes; et contrer les tentatives européennes d’affaiblir notre protection sociale en nous enlevant la liberté de fixer nos propres mesures d’accompagnement.
Comment, face à la Commission européenne, défendre les mesures d’accompagnement (MA)?
Nous avons les salaires les plus élevés d’Europe, nous avons donc besoin des mesures de protection les plus élevées également. Nous tenons au principe de non-discrimination entre les personnes qui travaillent en Suisse, qu’elles soient suisses ou européennes, et nous le respectons. Mais nous ne pouvons pas accepter qu’on nous accuse d’être discriminatoires, lorsque nos MA sont plus fortes que celles de pays de l’UE, comme la Pologne, qui connaît une tout autre réalité. Revenir sur l’obligation d’annonce de huit jours engendrerait les mêmes problèmes vécus au Luxembourg. Ce pays a dû réduire son dispositif de sept à un jour. Ce qui a conduit à l’augmentation des cas d’abus.
Nous n’avons pas une opposition de principe contre un accord-cadre institutionnel visant à stabiliser les Accords bilatéraux. Mais nous ne sommes pas prêts à payer pour lui le prix d’une baisse des salaires et des conditions de travail pour ceux qui travaillent en Suisse. Dans une lettre toute récente à la Commission européenne, le secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), Luca Visentini, soutient avec force notre position.
En quoi consiste cet accord-cadre institutionnel qui demande justement à la Suisse de revoir son système de protection?
Cet accord doit permettre des adaptations dynamiques – et non pas automatiques – des changements de directives européennes dans une série de domaines afin d’alléger entre autres les procédures administratives. Jusqu’à présent, à chaque fois que la Suisse refuse une adaptation, cela crée un conflit. Cet accord-cadre permettrait qu’un mécanisme d’arbitrage entre en jeu. Ce qui est une bonne chose en soi pour les volets techniques et économiques. Mais nous ne pouvons pas accepter que nos mesures d’accompagnement soient intégrées à ce mécanisme. La manière de protéger nos salaires doit rester notre affaire. Les autorités de l’UE ont trop tendance à faire valoir la primauté des libertés économiques face aux droits sociaux fondamentaux. Dans cette logique, la Commission européenne estime par exemple que nous avons un système dépassé, que les méthodes de digitalisation permettent de remplacer les contrôles sur les chantiers. Seuls des technocrates n’ayant aucune idée de la réalité du terrain peuvent défendre de telles positions.
A qui s’adresse cette brochure?
C’est d’abord un travail de sensibilisation interne aux syndicats pour que les travailleurs comprennent que le contingentement n’est pas une sinécure et que nous devons soutenir la LCP et les MA. Cette brochure sert aussi à expliquer notre position aux politiciens et au patronat, et plus largement, via les médias, aux citoyens. Ce sont des munitions pour argumenter contre la politique de l’extrême droite et éviter que la Suisse cède face à l’Union européenne. Celle-ci doit accepter que la Suisse soit dans une situation spéciale et que l’accord-cadre institutionnel doive en tenir compte. Sinon nous préférons y renoncer et attendre quelques années que les esprits mûrissent. Au fond, j’espère que cette brochure sera lue par le plus grand nombre.