Après une descente aux enfers, l’agriculteur valaisan Jean Reynard vit, depuis une douzaine d’années, une renaissance
Une vie à cent à l’heure que celle de Jean Reynard, qui a risqué plus d’une fois de la perdre. Des virages abrupts, beaucoup d’accidents et de remises en question jalonnent ce destin hors du commun, digne d’un roman. D’ailleurs, en déménageant cette semaine, il a retrouvé écrits et dessins de ses années noires. «Je vais les jeter. Ça ne m’intéresse plus cette époque où je me morfondais. C’est fou, non, comme on a toujours plus à dire sur les malheurs que sur les bonheurs?» A 61 ans, Jean Reynard a le franc-parler des gens de la terre et le sourire d’un gosse espiègle. Il a fait les quatre cents coups et en a ramassé tout autant. En guise de bornes chronologiques: sa naissance en 1959, une enfance à Fully marquée par le travail dans les vignes de son grand-père, une jeunesse pétrie de fêtes, d’excès, de passion pour la musique, de ses hivers en station. «J’ai découvert la montagne. J’ai fait beaucoup de peau de phoque et de grimpe. Je travaillais comme cuistot et comme loueur et préparateur de skis. Mais j’aimais surtout avoir mes moments de liberté, rencontrer des gens, jouer de la guitare ou faire des virées, sac au dos, ici ou ailleurs», se souvient-il.
Double vie
Il y a une quarantaine d’années, il rencontre sa future épouse, étudiante en chimie et fille de paysan. Son beau-père lui propose de travailler avec lui. «J’ai accepté. Mais, quelques mois plus tard, il se suicidait», raconte Jean Reynard, dont le parcours est émaillé de drames.
«On a galéré pour maintenir à flot l’exploitation. Je me suis formé en même temps à l’Ecole d’agriculture de Châteauneuf. J’ai mordu à pleines dents dans ce métier!» se souvient-il, les yeux pétillants. L’agriculteur cultive comme on lui a appris. «Je me souviens des pesticides que j’épandais avec mon tracteur, cigarette au bec. Dans les virages, je respirais ces produits à pleins poumons. J’en ai eu des nausées et des maux de tête.» Mais ce sont d’autres substances chimiques qui détruiront son château de cartes. «J’avais une double vie. D’un côté, mon boulot et ma famille, mon épouse et mes trois enfants. De l’autre, mes besoins en drogue. Je me rendais dans les parcs de Berne, où je pouvais dépenser 1000 francs par jour. Je vidais les comptes. Ma femme m’a quitté. Elle est partie à Genève avec les enfants âgés de 3, 5 et 7 ans. J’ai plongé.» Jean Reynard perd sa famille, son emploi, son toit et son permis de conduire, mais s’accroche à la vie.
Le survivant trouve refuge à «Chez Paou», un lieu d’accueil pour personnes dans la précarité. Puis se retrouve en prison. «J’en ai fait trois ans, surtout en préventive, après de grosses conneries pour trouver l’argent nécessaire à la cocaïne. C’était une période très dure. Mais la prison m’a sauvé. Au début, je me tapais la tête contre les murs. Puis, j’ai trouvé la paix, la confiance.» A ses côtés, un psy pas comme les autres dont Jean Reynard parle comme d’un soutien inestimable. «Quand je suis sorti, personne ne pariait un sou sur moi. J’étais devenu un paria», explique-t-il. Puis, d’ajouter, pensif: «Ça fait du bien de se rappeler.» Petit à petit, il se reconstruit. «Dès le moment où j’ai vraiment voulu m’en sortir, la société m’a aidé.»
Bio-Top
Depuis douze ans, il revit, grâce à une force de caractère hors du commun et son coup de foudre pour une infirmière, lors d’une hospitalisation. «J’ai su que c’était elle», se souvient Jean Reynard. Sylvia Theiner, elle, confie que l’amour a grandi peu à peu au fil des rencontres. Doucement, l’homme remet les mains à la terre: une vigne, puis trois hectares d’abricots, et enfin des légumes. Il y a six ans, il a créé Bio-Top avec l’un de ses fils, un ami de celui-ci, sa sœur, sa compagne. Trois ouvriers de Guinée-Bissau, toujours les mêmes, viennent leur prêter main-forte chaque année. «Ce sont des gars en or. Ici, en Suisse, personne ne veut faire ce métier. Moi, rien ne me rebute. Tout ce que je demande aux ouvriers, je le fais aussi», assure le paysan, malgré ses quatre fractures du fémur. Une fragilité qui date d’un accident de voiture. «J’avais 28 ans. Le jour où j’ai acheté la bagnole, j’ai perdu la maîtrise et me suis retrouvé dans le platane, avec le moteur sur les genoux. “Une folle embardéeˮ, avait titré Le Matin.» Aujourd’hui, quand les douleurs sont trop fortes, Jean Reynard privilégie les produits naturels. Car après la chimie à tout va, c’est le biologique qui dicte sa vie.
Au début, il n’était pas favorable pour se lancer dans une exploitation bio. «Je ne pensais pas que cela fonctionnerait. Mais, au final, les signes ont été rapidement encourageants, voire étonnants, au point de m’ôter toutes craintes. Pourquoi les agriculteurs ne s’y mettent-ils pas tous? Parce que l’approche du bio est différente et qu’il faut se créer son propre réseau de vente», explique celui qui ne veut surtout pas donner de leçon. La vente directe, les marchés et les paniers permettent à la petite entreprise de bien tourner. Mais le couple ne compte pas ses jours de travail. Au printemps 2020, leurs ouvriers ne pouvant pas les rejoindre, ils ont reçu l’aide de nombreux bénévoles. «Certains étaient vraiment en complet décalage. J’ai découvert lors de la récolte que l’un d’eux avait planté les betteraves avec les pots en plastique!» rigole Jean Reynard. Le professionnel souligne l’importance de la santé du sol et du respect des rythmes naturels des légumes. A ses côtés, sa compagne nous montre des petits prédateurs, des Macrolophus (des punaises vert fluo), qui vont défendre les cultures contre les attaques de ravageurs. «J’espère travailler le plus tard possible», sourit le passionné, avant d’accepter une séance photo dans les choux. Un peu plus loin, Sylvia Theiner confie: «Après avoir scié la branche sur laquelle il était assis, Jean a su rebondir. Preuve qu’il a beaucoup de force et ne se laisse pas abattre.»