Le Conseil fédéral et sa petite industrie de l’argument fictif
Une once d’esprit cynique devrait suffire à tout être intéressé par son appartenance au monde, ces jours-ci, pour le faire sourire avec tristesse à l’idée de la neutralité comme principe helvétique fondateur. Ce statut de l’Etat qui nous implique se manifeste en effet, depuis belle lurette évidemment, mais singulièrement en ce début d’année, comme la couveuse idéale des plus massives lâchetés politiques au sens élevé de cet adjectif, et comme un élément destructeur de nos aptitudes individuelles à la réflexion morale.
Le premier événement qui m’y fait songer dans la succession de ces derniers jours, c’est évidemment la décision prise par le Conseil fédéral de ne pas déléguer l’un de ses membres aux Jeux olympiques de Pékin fraîchement inaugurés – mais au motif exclusif que l’affaire serait acrobatique à l’excès dans le contexte pandémique actuel.
Quelle trouvaille rhétorique efficace! Le plan des droits humains sur lequel s’inscrit le génocide avéré des Ouïghours par le régime central, pour ne considérer que ce point de la politique chinoise, peut ainsi glisser d’un mouvement supplémentaire vers les registres de la non-référence intellectuelle et réflexive du corps gouvernemental, qui ne craint guère son glissement dans la comédie des arguments. Et ne craint pas davantage l’espèce d’enseignement dévastateur que cette comédie provoque en toute logique didactique au sein des foules, rendues d’autant plus indifférentes à la noblesse des valeurs propices à la Cité.
A quoi s’ajoute, au nombre des faits pareillement révélateurs, c’est confirmé depuis ce dernier week-end, la décision prise par notre pays de déplacer son bureau de la coopération de Jérusalem-Est, dont les Palestiniens espèrent encore faire leur capitale, à Ramallah qui représente leur capitale administrative de facto.
Or l’Etat d’Israël, dont d’innombrables instances observatrices signalent l’illégalité des processus expansionnistes et colonisateurs mis en œuvre et constamment développés, avait annexé cette part de la ville en 1980. D’où son vœu manifesté constamment depuis lors, comme l’écrit Le Temps du 5 février passé, de «ne pas laisser s’y installer les possibles prémices d’une présence politique palestinienne».
Fortifiant par ce nouvel épisode son inavouable industrie de la lâcheté souterraine, qu’il devient difficile grâce à lui de ne pas voir cousine aujourd’hui de notre concept historique de la neutralité, le Conseil fédéral l’ancre d’ailleurs encore plus fermement dans l’ordre de nos fatalités indigènes.
Comme il le dit au même Le Temps du 5 février, le conseiller aux Etats Carlo Sommaruga remarque ainsi que «par des actes en apparence purement administratifs, on donne raison à Israël». Autrement dit le protocole administratif s’institue, dans ce cas symptomatique, comme le masque de la politique helvétique, qui est d’ailleurs une forme de non-politique empêchant elle-même l’exercice d’une pensée morale collective.
C’est le tableau, et celui-ci m’incite à visiter une fois de plus cette façon d’être qui nous détermine en Suisse. La neutralité ne correspondant même pas aux définitions données à ce mot par les dictionnaires, mentionnant surtout le «choix» de ne «prendre aucun parti». Le choix, loin de la résignation, donc! Et ne correspondant pas davantage aux approches qu’en suggère l’essayiste Roland Barthes, par exemple aussi, nous expliquant qu’à ses yeux le désir du Neutre vise à suspendre les «ordres», les «lois», les «arrogances», les «terrorismes» ou les «mises en demeure».
Rien de tout cela: la neutralité suisse est une singularité qui s’est dégradée sous les effets d’une érosion diffuse de l’autocritique et de la remise en question collectives, dont le bénéfice collatéral majeur est un moyen de propulser la nation au rang des plus admirables à l’échelle planétaire, en promouvant ces opérations internationales à gros rendement narcissique que sont les missions de bons offices entre Etats belligérants ou près d’être tels. Et subséquemment l’invisibilité supérieure de telles ou telles relations marchandes un peu vérolées, par exemple…
Ce qui ne relève pas des objectifs fondamentaux assignables à cette neutralité, mais de l’intériorisation qui s’en est produite dans le caractère local. Nous ne sommes ni près de l’allégresse, ni près de l’élégance.