Avec son piano vertical, le musicien Alain Roche a joué cet été dans quatre chantiers de construction. Un instant poétique et magique, entre deux mondes, à l’aube
Depuis six ans, «Le piano vertical» de l’artiste suisse Alain Roche écume les festivals, les rues et les places pour surprendre les passants, offrir un moment de poésie pure. Après plus de 120 représentations, le projet de sa compagnie – fondée avec sa compagne chorégraphe et danseuse Stéphanie Boll – a pris un nouveau visage cette année par des immersions dans des chantiers. A la suite de ses spectacles à Sion, Carouge, Montecrestese (Italie) et Yverdon-les-Bains, le pianiste revient sur cette expérience au cœur du monde ouvrier magnifié. Rencontre à Sion, là où le Jurassien d’origine a suspendu son piano.
Que souhaitez-vous raconter?
Je dirais que mon récit premier, c’est de raconter l’heure bleue. Le piano vertical est un prétexte pour vivre un moment onirique, ce passage entre la nuit et le jour qui se lève, un nouveau commencement. J’adore être dans cette énergie sereine et électrique de «l’heure bleue». Soit entre l’aube nautique, quand émergent les premières lueurs bleues, et l’aube civile, quand les lumières de la ville s’éteignent. En Europe, sa durée oscille entre 30 et 50 minutes. Cette idée m’est venue à la suite d’une tournée en Chine, où j’ai vu l’œuvre du scientifique et artiste James Turrell. Son installation invite à regarder un bout de ciel, en jouant sur les couleurs et la lumière autour. Le ciel prend alors des profondeurs hallucinantes. J’ai vécu une heure de magie, d’abandon. Mon intention, c’est d’offrir un autre regard sur le commun, renverser les codes, casser les habitudes. Je ne cherche pas les concepts ni l’extraordinaire, je refuse les projets tape-à-l’œil. Je défends une poésie.
Qu’avez-vous trouvé hors des salles de spectacles?
Dans chaque chantier, il y a d’autres sons, d’autres échos, d’autres éléments. J’adore l’odeur du béton aussi, du bitume. Des odeurs encore plus fortes à l’aube grâce à la rosée. A Yverdon, avec le canal juste à côté, c’était un voyage olfactif. C’est quelque chose qu’on n’a jamais (ou exceptionnellement) dans une salle. On est aussi confronté à la météo. Avec le piano vertical, les années précédentes, j’ai joué sous la pluie, sous la neige et dans le vent.
C’est une manière de jouer très physique…
Oui, j’ai les pieds plus haut que le cœur, une circulation sanguine différente. Pour lâcher les épaules et garder un son rond, comme à l’horizontal, je dois chercher à relâcher beaucoup plus dans le plexus, les abdos, le dos, et m’ancrer davantage au niveau du sacrum. Cela me demande beaucoup de concentration. Ce projet a changé ma manière de jouer à l’horizontal, et ainsi mon son. Jusqu’à ma façon de marcher. Poser le pied au sol, se propulser, j’ai clairement un autre rapport à la gravité. Je pense vertical. J’ai découvert le monde fascinant de l’athlète. C’est fou que mes profs ne se soient occupés que de mes avant-bras et non pas de mon corps, alors que c’est une pièce maîtresse du musicien. Depuis, je n’ai plus de tendinite.
Là-haut, avez-vous l’impression de voler?
Oui, c’est jouissif. A chaque vol, je me sens comme un enfant qui retrouve son jouet. J’ai tenté le parapente, mais je n’ai plus réessayé de peur de ne faire plus que ça. A la verticale, je sens le piano comme un accordéon géant. De très lourd, il devient léger. Ce mouvement, ce souffle, nourrit la musique. J’ai l’impression que le vent traverse l’instrument – un sentiment impossible pour un piano au sol, au contraire d’un violon ou d’une trompette par exemple. Le grutier, c’est les ailes du piano. Cette sensation d’air unique est aussi rendue possible grâce au génie du facteur de piano Fernand Kummer qui a trouvé un système, fait de ressorts et de contrepoids, pour frapper les cordes et les relâcher, sans les agresser, mais au contraire en les faisant scintiller.
Des peurs parfois?
Au début, j’avais un peu peur, le vertige et j’ai dû apprendre à ne pas me fier aux effets d’optique. En montant très vite les premières fois, je croyais m’écraser contre la flèche, tout en sachant qu’il y avait cinq mètres entre le crochet et moi. Mais j’ai entière confiance dans les grutiers qui sont des gens incroyables, d’une sérénité, d’un calme, d’une patience, d’une précision… Pour eux, c’est une première, puisqu’il leur est strictement interdit de transporter des personnes. Me faire balancer est également contraire à leur métier. En tant qu’artiste, je sors du cadre de la Suva, donc je peux me permettre de le faire, appuyé par un volumineux dossier d’ingénieur et dans le respect de la sécurité publique. On applique les normes multipliées par dix. Reste que ça tourne dans tous les sens, au point que je ne peux pas trop regarder ailleurs et que j’ai arrêté de chercher à savoir où je suis, sinon l’estomac en prend un coup. J’essaie de lâcher prise au maximum. C’est la metteuse en scène qui, pendant tout le spectacle, donne des instructions au grutier, avec une marge d’improvisation selon l’avancée du chantier de jour en jour. Car les ouvriers viennent travailler après le spectacle.
Pourquoi ne pas jouer quand les ouvriers sont présents?
Pour des raisons de sécurité et d’horaire. A Sion cependant (et aussi à Carouge), à la différence d’Yverdon, le public était à l’intérieur du chantier et voyait vers la fin du spectacle des petites têtes orange fluo apparaître. Certains spectateurs nous ont dit que la chorégraphie était parfaite, alors que c’était les ouvriers qui venaient simplement travailler. J’aurais aimé jouer pendant qu’ils étaient là, ou en voir davantage au spectacle. Mais j’espère qu’avec le bouche à oreille, il y en aura de plus en plus. Je sais que le grutier de Carouge a parlé du spectacle à des collègues qui lui ont dit: «Ah! Si on avait su, on serait venu!»
Vous aimez le côté répétitif dans la musique, qu’on peut retrouver dans les sons de chantiers que vous avez enregistrés, intégrés dans votre récital par votre technicien, d’où les casques audio portés par les spectateurs…
J’adore les ostinati. On répète, et on ajoute des sons, des mélodies autour de ces répétitions. Quand on les arrête, ça coupe le souffle, mais on l’entend encore. C’est comme un saut en parachute. Dans les chantiers, j’en ai beaucoup entendu. J’ai été halluciné de voir que les travailleurs tapent en rythme, régulièrement. Je crois que l’humain, la nature (un pic-vert pour ne citer qu’un exemple) aspire au rythme. J’ai été fasciné par le travail des ferrailleurs qui attachent les fers avec un rythme et un son extrêmement musicaux. Pour ce projet, j’ai été inspiré par Tom Waits qui représente un tournant dans ma vie de compositeur: amener du sale, du vrombissement et du groove dans le monde très mélodique du piano, un peu fleur bleue. Dans le brut, je sens quelque chose de plus authentique. Le chantier est très proche d’un univers de cinéma, dans les objets, les sons… il est très poétique en ce sens. Il invite à l’imaginaire. Avec ce spectacle, l’idée première était de confronter les sons sales, stridents, bruts, poussiéreux de la construction, au vernis du piano et au musicien en queue de pie, seul au milieu des spectateurs silencieux. Au niveau des sons, les retours des spectateurs sont étonnants, car ils laissent libre cours à leur imagination. L’un m’a dit qu’il avait trouvé incroyable d’entendre la mer, alors que c’était une bobine de câble qu’on déroule.
Votre plus beau cadeau à Yverdon?
J’hallucine toujours de voir qu’autant de monde se réveille si tôt pour venir écouter un piano. J’ai aimé la pleine lune, les premières lueurs bleues sur le lac, les corneilles qui ont ajouté leurs croassements, et le grutier, acteur principal du spectacle, qui m’a dit le dernier jour qu’il aimerait bien venir, une fois, voir le spectacle. Ça dit tout. Et ça m’a beaucoup touché.
Un rêve?
Moi aussi, j’aimerais bien voir un jour le spectacle (sourire). Et je rêve qu’un corbeau se pose sur mon piano en vol. Dans la nature, je peux passer des heures à les regarder. Ils vivent pour jouer, et sont si intelligents. Sur mon clip, en travaillant avec deux corbeaux apprivoisés, j’ai ressenti une émotion folle. En fait, j’aimerais être un corbeau. Les oiseaux font le lien entre la terre et le ciel.
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