Les grévistes de la Providence montent à Strasbourg
Déboutés par le Tribunal fédéral, les employés licenciés en 2013 ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme
La grève de l’hôpital neuchâtelois de la Providence rebondit à Strasbourg. Christian Dandrès, l’avocat des 22 grévistes licenciés en 2013 et du Syndicat des services publics (SSP), a saisi cet été la Cour européenne des droits de l’homme.
Pour mémoire, le Tribunal fédéral avait, en décembre 2018, débouté les grévistes en jugeant que leur licenciement avait été prononcé pour de «justes motifs». Donnant raison aux tribunaux neuchâtelois, les juges de Mon-Repos estimaient que les employés avaient reçu des «garanties importantes» sur le prolongement de la CCT Santé 21 dans le contexte de la reprise de l’établissement par le Swiss Medical Network (SMN – ex-groupe Genolier) et que la grève était «prématurée et contraire à l’obligation de préserver la paix du travail».
«Le tribunal est entré pour la première fois dans un examen matériel d’un conflit de travail et l’a arbitré en faveur de l’employeur. Il a estimé que la prolongation de la CCT d’une année était une proposition raisonnable et que les salariés auraient dû continuer par d’autres moyens de se battre pour leurs revendications. Avant le conflit, ils avaient pourtant déjà négocié en vain, on ne sait par quel miracle ils auraient pu obtenir plus par un autre moyen que la grève, alors qu’elle durait depuis 71 jours, explique Me Dandrès. Le tribunal juge que le droit de grève doit être exercé de manière proportionnée. Un Etat peut certes restreindre un droit fondamental s’il y a un intérêt public prépondérant, mais il est absurde de soutenir qu’il faut être modéré dans l’exercice de ce droit. C’est unique en Suisse et aussi en Europe dans le domaine des droits fondamentaux.»
Pour l’avocat, l’arrêt de la haute juridiction est «extrêmement problématique» pour l’effectivité du droit de grève. «Comment juger du caractère raisonnable d’une proposition? Sachant aussi que la justice se prononce après les licenciements... Le Tribunal fédéral laisse ainsi à l’employeur une marge de manœuvre considérable. Il lui suffit de faire une proposition, même pas définitive, pour bloquer une grève. Le droit de grève n’était déjà pas facile à appliquer en Suisse, car, en cas de licenciement, il n’y a pas de droit à la réintégration. Pouvoir se défendre des attaques contre les conditions de travail, revendiquer et conclure des CCT est pourtant un minimum dans un pays dépourvu de salaire minimum, de droit du travail étoffé et où les mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes sont peu efficaces.»
Un enjeu central pour notre pays
«Les nouveaux propriétaires de la Providence ont dit clairement qu’ils ne voulaient pas de la CCT et ont revendiqué le droit de moins payer leur personnel que leurs concurrents», souligne, de son côté, le président de l’Union syndicale suisse (USS), Pierre-Yves Maillard. Or, selon l’ancien conseiller d’Etat vaudois en charge de la Santé, les dépenses de personnel représentent dans le domaine hospitalier près de trois quarts des charges. «Le moins-disant en termes salariaux devient ainsi le plus à même de décrocher des missions dans la planification. Cette concurrence déloyale fait exploser les coûts à charge de l’assurance et des pouvoirs publics sans améliorer les prestations, au contraire. Cette explosion des coûts provoque en retour des coupes dans l’activité de service public déjà mal rémunérée par les systèmes tarifaires.» La reprise de la Providence par SMN et l’abandon de la CCT Santé 21 ne pouvaient donc qu’accélérer cette tendance en terre neuchâteloise. «Cela justifiait une réponse syndicale forte, parfaitement compatible avec l’exercice d’un droit de grève, qui n’a jamais mis en danger la sécurité des patients. C’était au contraire pour l’avenir de la qualité des prestations que le combat avait lieu. Et il est étroitement lié à la qualité des conditions de travail. Cette lutte était donc parfaitement juste et proportionnée à un enjeu absolument central pour notre pays», conclut le président de l’USS.
Longue procédure
Il faudra patienter plusieurs années avant que la Cour de Strasbourg ne tranche. La première étape à passer est l’examen de recevabilité par un juge, qui peut écarter d’emblée une requête sans possibilité de recours. Ensuite, en s’appuyant sur la jurisprudence établie par la Cour, un comité de juges rendra une décision qui sera communiquée au Conseil fédéral. Celui-ci pourra encore émettre des observations visant à un éventuel réexamen. Dans le cas où le recours des grévistes était accepté, les décisions des tribunaux suisses seraient annulées, indique Me Dandrès. Un tribunal serait alors chargé d’accorder une indemnité, au maximum l’équivalent de six mois de salaire, aux travailleurs injustement licenciés.
Notons pour finir que le SSP a aussi porté plainte devant l’Organisation internationale du travail pour violation des droits syndicaux à la Providence. La Suisse a été inscrite sur une «liste noire» par l’institution basée à Genève et n’a échappé que de peu au printemps à un examen approfondi de sa législation sociale. Les syndicats ont accepté le report d’une année de cette inspection en échange de l’ouverture d’une médiation entre les partenaires sociaux sur le respect des droits syndicaux sous l’égide du Secrétariat à l’économie. Selon Pierre-Yves Maillard, ces discussions devraient commencer dans quelques semaines.