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Les multiples facettes de la liberté syndicale

Action sur les chantiers d'Unia Genève avec une banderole
©Olivier Vogelsang/Archives

La reconnaissance du droit d’accès des syndicats aux lieux de travail marque une victoire d’étape dans le combat pour la réalisation effective de la liberté syndicale en Suisse. Ce n’est toutefois pas suffisant pour protéger le personnel contre les licenciements antisyndicaux et le harcèlement au travail

Licencier en toute impunité les représentants du personnel et les lanceurs d’alerte, mettre à la porte les victimes de harcèlement au travail: les mauvaises pratiques managériales sont légion. Des carrières sont brisées, des emplois assurant souvent le revenu d’une famille entière passent à la trappe. Les restructurations successives, qui instaurent un climat de terreur dans l’entreprise, sont le terreau de la violence au travail. La flexibilisation du travail, cheval de bataille des milieux patronaux pour faire sauter les derniers garde-fous, s’ajoute à ce sombre tableau. Pour protéger les intérêts des travailleurs, mener des actions, informer le personnel et recruter des membres, les syndicats doivent pouvoir se rendre sur les lieux de travail. Le temps où le «sacro-saint» droit de propriété, invoqué par les employeurs, remettait en question l’accès syndical aux entreprises est révolu. En 2017, dans une affaire portée devant les tribunaux par le Syndicat des services publics (SSP), le Tribunal fédéral (TF) a tranché: les syndicats bénéficient d’un droit d’accès indispensable à l’accomplissement de leurs tâches à l’intérieur des bâtiments de l’administration publique du canton du Tessin.

Une Suisse à la traîne en matière de liberté syndicale

Le droit d’accès aux lieux de travail ne constitue pas un enjeu aussi central que la protection des travailleurs contre les licenciements antisyndicaux*. Il n’en demeure pas moins que les syndicats ne peuvent pas exercer librement leurs activités lorsque l’accès à l’entreprise est entravé. L’Etat est soumis à un devoir d’abstention, mais également à une obligation positive afin de prévenir toute intervention de nature à limiter le droit syndical. Dès lors, il revient au Gouvernement suisse de faire en sorte que la liberté syndicale soit garantie dans la pratique et dans la législation, conformément aux principes fondamentaux du travail décent établis par l’Organisation internationale du travail (OIT). C’est principalement en matière de licenciements abusifs que la Suisse devra à l’avenir tenir ses engagements.

Fragilisation des droits fondamentaux au travail

La protection des droits fondamentaux des salariés est fragilisée par la globalisation et les nouvelles formes d’organisation du travail liées au marché flexible de l’emploi. Les collectifs au travail se délitent et un déséquilibre structurel apparaît entre les parties; les moyens de pression collective des employés s’en trouvent amoindris. Cela entraîne la perte de la parité dans les négociations. La garantie du droit d’accès par les syndicalistes aux lieux de travail permet, dans une certaine mesure, de contrebalancer cet effet, car l’activité syndicale dans l’entreprise contribue à renforcer la protection des salariés. Cette garantie n’est toutefois pas suffisante pour contrer une fermeture de site ou une délocalisation. L’équilibre au sein du rapport de force employeur-employé, nécessaire entre autres à la bonne marche des négociations collectives, semble de plus en plus instable dans un contexte de globalisation et d’ubérisation de l’économie. En vue de restaurer la parité dans la négociation, l’évolution de la vie économique et la précarisation croissante des travailleurs exigent de nouveaux moyens nécessaires à des luttes syndicales fructueuses. 

Le droit d’accès, une composante essentielle de la liberté syndicale

Le TF s’est penché en 2012 sur la question de l’accès syndical au parking d’un restaurant à Genève. Selon le TF, l’accès sur le domaine privé pour distribuer des tracts au personnel n’était autorisé ni par la loi, ni par un motif justificatif comme la défense d’intérêts légitimes. En se fondant sur l’idée que la liberté syndicale ne peut faire passer au second plan la garantie de propriété, elle aussi ancrée dans la Constitution fédérale, le TF n’a pas jugé contraire au droit fédéral la condamnation des syndicalistes pour violation de domicile. Cet arrêt ne reflète plus la position du TF, qui s’est prononcé clairement en faveur de l’accès syndical aux bâtiments administratifs en septembre 2017. Grâce au recours du SSP dans l’affaire tessinoise, il est désormais admis que le droit d’accès constitue une composante essentielle de la liberté syndicale collective, garantie par la Constitution fédérale et les conventions de l’OIT.

Accès syndical aux administrations publiques reconnu par le TF

En 2011, le Conseil d’Etat du canton du Tessin a notifié aux associations du personnel de l’Etat de nouvelles règles restreignant l’accès aux bâtiments administratifs. Le SSP a déposé un recours auprès du TF demandant l’annulation de l’arrêté du Conseil d’Etat. Le recours a été admis: le régime d’accès instauré par le Gouvernement tessinois était disproportionné et contraire à la liberté syndicale (arrêt du TF 2C_499/2015 du 6 septembre 2017). Le TF a jugé que le droit d’accès aux locaux de l’administration serait vidé de son sens par une interdiction d’accès de principe. Selon lui, le droit d’accès peut être réglementé en tenant compte des intérêts des parties et des besoins du service. Dans l’idéal, les modalités d’accès devraient être négociées avec l’employeur, au même titre que le salaire et les horaires de travail, comme le préconise le Comité de la liberté syndicale de l’OIT. Le TF ayant donné raison au SSP, cet arrêt de principe plante les jalons d’une future action judiciaire des syndicats en cas de plainte pour violation de domicile. Le droit d’accès découlant directement de la liberté syndicale, celle-ci l’emporte sur la garantie de propriété, à condition que le syndicat compte au moins un membre parmi le personnel de l’entreprise concernée.

Accès syndical aux entreprises privées garanti par la Convention 87 de l’OIT

La doctrine et l’Union syndicale suisse (USS) considèrent que le droit d’accès doit être reconnu tant dans les administrations publiques que les entreprises privées, indépendamment de l’existence d’une situation de grève ou d’une règlementation dans une CCT. Bon nombre de sources citées dans l’arrêt du TF 2C_499/2015 portent sur la liberté syndicale en général, voire uniquement sur le droit d’accès aux entreprises privées (J.-P. Dunand, K. Lempen, E. Perdaems, Droit du travail, 2020). En outre, restreindre le droit d’accès dans le secteur privé reviendrait à empêcher l’organisation syndicale d’entrer en contact avec les travailleurs et de poursuivre ses buts; le droit d’accès perdrait ainsi son caractère essentiel. Et c’est justement là que le bât blesse: le fait de limiter les activités syndicales est incompatible avec les principes de la liberté syndicale ancrés notamment dans la Convention 87 de l’OIT, qui concerne aussi bien les travailleurs de la fonction publique que du secteur privé (Compilation des décisions du Comité de la liberté syndicale, 2018). 

A défaut d’offrir la protection que les travailleurs sont en droit d’attendre, la problématique de l’accès syndical aux entreprises présente le mérite de soulever la question plus générale de la conformité du droit suisse aux conventions internationales. S’il apparaît de plus en plus évident que le droit de l’OIT a une certaine portée dans notre ordre juridique, son impact en faveur de la protection des travailleurs contre les licenciements abusifs et contre toute forme d’exploitation reste toutefois limité, du moins au niveau politique. Le projet de protection des lanceurs d’alerte vient d’être définitivement enterré lors de la session de printemps 2024; de plus, Guy Parmelin a suspendu la médiation concernant la protection contre les licenciements abusifs antisyndicaux. Enfin, la ratification par la Suisse de la Convention 190 de l’OIT sur le harcèlement au travail a été renvoyée aux calendes grecques: le National, se ralliant au Conseil des Etats, a demandé des clarifications au Conseil fédéral. De quoi avoir le moral en berne.

Aucune protection en vue contre le harcèlement au travail

La Convention 190 a été adoptée à une large majorité lors de la Conférence internationale du travail du mois de juin 2021; à ce jour, 39 Etats ont ratifié ce nouvel instrument. Il semble clair que l’élimination de la violence dans le monde du travail passe par la promotion et la réalisation des principes fondamentaux du travail décent. Or, la Suisse fait l’objet de deux plaintes à l’OIT pour violation de la liberté syndicale: la plainte déposée par l’USS en 2003 (cas No 2265) et la plainte déposée par le SSP en 2013 (cas No 3023). Un refus de ratifier la Convention 190 enverrait un très mauvais signal aux Etats, ainsi qu’aux victimes, et risquerait de compromettre davantage la crédibilité de notre pays; comment peut-on croire à la volonté du Gouvernement suisse de s’inspirer du droit de l’OIT, alors que le dossier «patine» lorsqu’il s’agit d’assurer une protection minimale contre les licenciements abusifs ou de prévenir la violence au travail? En admettant que la seule et unique préoccupation du Conseil fédéral consiste à redorer le blason de la Suisse, les syndicats devront jouer la carte de l’image pour défendre les intérêts communs des travailleurs. 

* Voir L’Evénement syndical du 9 février 2024.

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