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Les ouvriers à travers le temps

Fillette travaillant dans une usine de filature à Newberry, en Caroline du Sud en 1908.
© Lewis Hine

Fillette travaillant dans une usine de filature à Newberry, en Caroline du Sud en 1908, photographiée par Lewis Hine qui, par ses images, a contribué à la lutte contre le travail des enfants aux Etats-Unis.

Un documentaire exceptionnel nous invite à redécouvrir le mouvement ouvrier de sa naissance à nos jours. Un récit épique à la hauteur des enjeux historiques

En ce moment marqué par la récession, la question sociale revient au premier plan. Dans le cadre de la crise du coronavirus, les nécessités pour chaque pays de bénéficier d’un appareil productif suffisant ont éclaté au grand jour. On parle désormais de relocaliser. Arte consacre une grande fresque historique aux principales proies des délocalisations: les cols bleus. Le service public sait ainsi se distinguer, donnant droit de cité à l’histoire du mouvement ouvrier et prenant le contre-pied d’une certaine invisibilisation en la matière, sur les autres chaînes de télévision. En quatre épisodes durant chacun près d’une heure, on découvre, à cette occasion, un passé passionnant. Alliant à la fois rigueur historique et pédagogie, sens de la synthèse et précision, mettant au même niveau les discours des travailleurs ainsi que celui des experts (historiens, philosophes…), le réalisateur Stan Neumann mène avec brio son investigation, fondée sur un travail foisonnant au cœur des archives.

Une origine anglaise

Le premier acte a lieu en Angleterre, au XVIIIe siècle. Les artisans et les petits paysans deviennent des ouvriers. Leur nouveau lieu de travail s’appelle l’usine. Ils sont déracinés par une certaine «loi du marché». La journée de travail peut durer jusqu’à 16 heures. Le temps est un carcan, au rythme des cadences des machines. Le temps pour soi, cela n’existe quasiment pas. Le droit aussi, c’est un carcan. Les associations ouvrières ou les grèves sont interdites, même si le mot strike apparaît en 1768. Le 16 août 1819, 60000 travailleurs manifestent à Manchester, réclamant notamment le droit de vote. L’armée charge: 15 morts. Ce massacre deviendra l’acte officiel de la naissance du mouvement ouvrier anglais. Entassés dans les grandes villes, les prolétaires sont la proie des épidémies (diphtérie, choléra, scrofulisme…). On commence à parler de la «question sociale». Des réformateurs s’attaquent au travail des enfants. Les syndicats sont finalement légalisés tandis que le mouvement chartiste demande le suffrage universel.

Une identité commune

La révolution industrielle s’est propagée sur le continent. Dans la France des années 1830, la poésie ouvrière apparaît. Une identité commune émerge, avec ses symboles comme le port de la blouse. Des utopies radicales se répandent grâce à Fourier, Cabet, Proudhon, Blanqui, Saint-Simon… De son côté, Marx va élaborer un socialisme se voulant scientifique. C’est aussi le temps des barricades. Les ouvriers français s’insurgent. Mais la révolution sociale se fait attendre. En 1832, les tisserands lyonnais se révoltent aux cris de «Vivre en travaillant ou mourir en combattant». 1871 restera l’année de la Commune de Paris, qui marquera durablement les mémoires. On y décrète la remise des loyers, la gratuité de l’enseignement, la séparation de l’Eglise et de l’Etat… Quelques années plus tard, en Allemagne, est fondé le parti social-démocrate, regroupant de nombreux prolétaires. Dès 1890, le 1er mai devient la Fête du travail. L’autonomie ouvrière s’affirme aussi avec les coopératives. Au départ, il s’agissait de proposer du pain au juste prix. Cela s’étend désormais à de nombreux services (culture, prévoyance…).

Du capital à la chair à canon

A la même époque, on commence à prendre conscience du problème des accidents et des maladies du travail. L’Allemagne et la France votent alors les premières lois de protection sociale. Le corps des prolétaires est considéré comme du capital à préserver et à rentabiliser. La gymnastique ouvrière se trouve, par exemple, à mi-chemin entre hygiénisme et productivisme. Les techniques de management scientifique apparaissent aux abattoirs de Chicago dans le cadre du travail à la chaîne, avec un mot d’ordre: le rendement. Quelques décennies plus tard, le XXe siècle débute dans la division pour le mouvement ouvrier. L’internationalisme cède face au nationalisme. Malgré les appels à la grève générale, la fraternité des travailleurs de tous les pays sombre dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Il s’ensuit, à la même période, l’arrivée des bolcheviks au pouvoir, véritable épouvantail pour le patronat et les gouvernants occidentaux. Mais la Révolution d’octobre 1917 inspire aussi de nombreux prolétaires. Ainsi, trois ans plus tard, des conseils ouvriers, ayant pour modèle les soviets, prennent le pouvoir dans certaines usines du nord de l’Italie, comme chez Fiat. Toutefois, il s’agit plutôt d’une forme de «chant du cygne» du mouvement révolutionnaire italien.

Entre ombre et lumière

Le capitalisme continue son expansion. Les cols bleus sont désormais taylorisés. En bons exécutants, ils sont censés s’aligner sur les conceptions des cols blancs et réaliser des tâches répétitives, selon la loi du chronomètre. Un fléau s’abat sur le prolétariat: le chômage de masse relatif à la crise de 1929. A la faveur de ce krach, Hitler arrive au pouvoir. C’est la fin de l’autonomie ouvrière et du syndicalisme en Allemagne. Néanmoins, le pouvoir nazi tente de séduire cette partie de la population. Il s’engage dans l’amélioration des lieux de travail (réfection des sanitaires, des cantines…), développe une offre touristique, tout cela servant aussi la propagande du régime. Réduits à des formes d’impuissance collective dans les régimes fascistes, les damnés de la terre se trouvent désormais au centre de l’histoire, dans de nombreux autres pays européens. Le poing levé devient leur symbole. L’espoir illumine une génération. En 1936, les grèves, se déroulant pendant la période du Front populaire en France, concernent 12000 entreprises, dont 9000 sont occupées. L’ambiance est à la fête tout en négociant dans le même élan. Les congés payés sont obtenus, ainsi que la semaine de 40 heures. Les photographies montrent des ouvriers heureux bénéficiant de vacances… De l’autre côté des Pyrénées, la révolution éclate en Espagne, où les anarchistes ont une organisation de masse. Plus de 3000 entreprises sont collectivisées à Barcelone et dirigées par des conseils ouvriers élus par la base. Une séquence filmée dévoile le restaurant du grand hôtel Ritz transformé en cantine pour les militants. Cependant, le général Franco mettra fin aux espoirs révolutionnaires, malgré la mobilisation internationale.

A la casse

Après la Seconde Guerre mondiale et l’esclavagisme pratiqué par les nazis vis-à-vis de millions de travailleurs (étrangers, population slave, juifs, tziganes…), on assiste à d’importantes atteintes aux libertés des ouvriers en Europe de l’Est. Lors des manifestations, les portraits des dirigeants du Parti communiste remplacent désormais, en ces contrées, les poings levés. En cas d’insubordination, la répression peut être sanglante comme à Berlin-Est (1953), sur sol hongrois (1956), ou plus tard en Pologne face à un syndicat «Solidarnosc» qui se veut libre et indépendant. Le vent de révolte marque aussi les rapports sociaux à l’Ouest. Les salariés contribuent ainsi à la paralysie du pays en France, pendant les grèves de mai-juin 1968. Et, chez Lip, à Besançon, on se met à faire tourner la production pour le compte des travailleurs. Enfin, le reportage nous montre des usines en ruine sur les vieilles terres industrielles de notre continent, autant d’établissements laissés à l’abandon, victimes des restructurations et autres délocalisations, plans de licenciement… Alors, la question se pose. De cette épopée collective avec ses acquis, sa culture et son imaginaire, qu’en reste-t-il dans nos quotidiens atomisés, voire ubérisés? Sans doute, de beaux lendemains.

Documentaire Le temps des ouvriers

A voir en libre accès jusqu’au 26 juin sur arte.tv.

Disponible aussi en DVD dans les points de vente habituels, ainsi qu’en VOD sur boutique.arte.tv.

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