Ancien gamin parisien fasciné par les artistes de rue, Willy Roaux en est devenu un à son tour… de manivelle. Grâce à l’orgue de Barbarie reçu en cadeau et à sa passion pour la chanson française
Et si son instrument dissimulait une machine à remonter le temps? L’écouter et le regarder chanter, c’est embarquer pour un voyage spatio-temporel. Direction: la France, sa gouaille et ses mots généreux qui tantôt charment, tantôt interpellent. Ses mélodies évoquant les cabarets d’autrefois. Tout est pourtant là, ici et maintenant: du son suranné de l’orgue de Barbarie à la voix claironnante et théâtrale, jusqu’au couvre-chef d’époque.
L’éducation musicale n’a pourtant pas fait partie de l’enfance de Willy Roaux. «Après la guerre, au début des années 1960, les temps étaient durs. La musique, c’était pour ceux qui en avaient les moyens. Moi, j’ai grandi dans une famille d’ouvriers et je suis le dernier d’une fratrie de six. Mais mon père chantait et faisait du théâtre dans une troupe. On a été baigné par la chanson française: Charles Trenet, Georges Brassens, Léo Ferré. Par contre, Luis Mariano ou Tino Rossi, c’était pas notre truc, nous on aimait la chanson à texte», se remémore-t-il. Quant à l’orgue de Barbarie, il joue la bande-son de ses jeunes années: «On voyait ça à Paris dans les manèges de fêtes foraines. J’étais fasciné par ces instruments.»
La difficulté de recevoir
Devenu homme, il exerce le métier de cuisinier et se marie avec Raymonde, infirmière originaire des Diablerets. Ils vivent à Jouxtens-Mézery (VD) avec leurs quatre enfants. «Nous les avions scolarisés à l’Ecole Steiner et nous devions trouver de l’argent pour payer l’école. Je faisais des extras en cuisinant pour des fêtes, mais je me suis rendu compte qu’entre les courses, la cuisine, le service et les nettoyages, c’était beaucoup de boulot pour pas grand-chose. A ce moment-là, je me suis dit que jouer de l’orgue de Barbarie serait non seulement plus lucratif, mais aussi plus plaisant. J’ai commencé par en louer un à un particulier. Et puis, le jour de mes 50 ans, à l’occasion d’une fête surprise que m’avaient réservée ma femme et ma famille, j’ai reçu de l’argent pour m’acheter un instrument à moi. J’ai eu beaucoup de peine à l’accepter… Ce n’était pas une priorité, il y avait les factures à payer, les paires de godasses à acheter!» Il se laisse finalement convaincre et acquiert son premier orgue à Genève. Un modèle sobre, sans aucune fioriture – et donc moins cher – qu’il ornera de décorations en bois sculptées de ses mains. «Mes six premières chansons ont été Barbarie de Léo Ferré, Chanson pour l’Auvergnat et La marine de Brassens, Comme de bien entendu, un air que chantait beaucoup mon père, Le temps des cerises et Le phoque en Alaska. Pour les interpréter, j’avais six chapeaux différents!»
Premier carton
Raymonde redoute secrètement que son mari ne se lasse rapidement de son orgue, mais au contraire, le quinquagénaire lui octroie de plus en plus de son temps libre. En partant à la recherche des chansons de son enfance, Willy découvre le monde des noteurs. Les noteurs, dites-vous? Ce sont les fabricants de cartons troués, que le musicien fait défiler en tournant sa manivelle. «Pour en rencontrer, je suis allé à Paris, Toulouse, Valence. Et j’ai mis du temps à en trouver un qui veuille bien me faire des cartons pas trop chers. J’ai commencé à regarder comment il faisait et, de temps à autre, j’ajoutais des trous pour modifier l’arrangement… Quand ça n’allait pas, je rebouchais.» C’est également à cette époque qu’il participe à ses premiers festivals: «Certains week-ends, on partait à 2 heures le samedi matin, et le dimanche soir, on roulait des heures pour que je sois au boulot le lundi matin. Tout est allé crescendo. En jouant dans des manifestations, je rencontrais d’autres musiciens qui étaient eux-mêmes des organisateurs de festivals chez eux. De fil en aiguille, j’ai créé des liens avec des gens de partout en France. J’ai tout de suite aimé le fait d’apporter quelque chose dans une ville et d’y être plus qu’un touriste.» En parallèle, il apprend à lire les partitions et s’attelle à la notation de ses propres cartons. Ce qui lui donne l’occasion d’interpréter les chansons de ses auteurs de prédilection, comme Gilbert Laffaille, Allain Leprest, Anne Sylvestre ou Francesca Solleville. Autant d’artistes qu’il côtoiera lors de festivals et avec lesquels il nouera de véritables liens. Aujourd’hui, sa collection de cartons se monte à plus de 400 exemplaires...
Des moments hors du temps
Des voyages, du partage, des rencontres. Voilà le trésor caché que les Roaux ont découvert dans leur orgue de Barbarie. Avec le temps, sa femme s’est mise à l’accompagner au chant («J’étais bien obligée!» sourit-elle) et même à jouer du deuxième instrument qu’il s’est offert par la suite. Point d’orgue de leurs périples festivaliers: leurs nombreuses tournées dans les pays de l’Est. «La Tchéquie a été une découverte magnifique. Dans ce pays, la chanson de rue redémarrait après deux décennies de régime communiste. A cette époque, les orgues avaient été détruits, car ils appartenaient aux nantis ou aux gueux. Seuls quelques spécimens avaient pu être cachés et sauvés. Lorsqu’on est arrivés, on a eu la télévision, les gens nous faisaient des haies d’honneur. C’était incroyable.» Des anecdotes, le couple en a engrangé sûrement autant que de trous sur les cartons garnissant les étagères du salon. Dans leurs paroles, les souvenirs tourbillonnent comme un manège de fête foraine d’antan. Le dynamique retraité conclut: «J’ai vraiment vécu des heures incroyables et dépassé ce que je pouvais imaginer. D’ailleurs, je ne sais même pas si j’ai imaginé quelque chose. Il y a eu un enchaînement d’événements. Tout s’est déroulé, s’est fait. Simplement.»