Dans un livre passionnant, des chercheurs dénoncent la responsabilisation individuelle et l’invisibilisation des conditions de travail pourtant à l’origine des maladies professionnelles
Alors que les souffrances physiques et psychiques ne cessent d’augmenter, la santé au travail en lien avec l’organisation et le contexte professionnel est absente de la réflexion des entreprises, des politiques ou encore des médias. Voilà, en substance, le message véhiculé par la sociologue, maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Fribourg, Sophie Le Garrec qui a dirigé l’ouvrage Les servitudes du bien-être au travail. Un recueil qui donne la parole à des chercheurs des domaines de la sociologie, de la psychologie et de l’ergonomie sur les transformations du monde du travail. Une pluralité d’angles qui mènent tous à un même constat glaçant: depuis l’avènement du nouveau management dans les années 1980, psychologisation, individualisation, délitement des collectifs et du sens au travail sont à l’œuvre au sein des entreprises et des services publics engendrant une fragilisation des travailleuses et des travailleurs. Un phénomène qui est encore accentué par les outils de développement personnel et les injonctions d’être heureux au travail, selon Sophie Le Garrec. Entretien.
La santé au travail n’est pas pensée dites-vous, pourquoi?
C’est spécifique à la Suisse où il n’y a pas de campagne de santé publique. La santé au travail n’est pas un thème pour l’OFSP. C’est un impensé probablement voulu: la responsabilité reste ainsi individuelle et privée (LAMal). Quand on regarde du côté des maladies professionnelles, elles sont peu reconnues, avec la charge de la preuve qui incombe toujours aux salariés. Du côté des accidents professionnels, ils sont dissociés de la santé au travail qui est pourtant la face cachée du problème. Dans tous les cas, on note donc que la santé ne fait pas partie des approches managériales, malgré les lois qui obligent pourtant les employeurs à protéger leurs salariés. Au sein des entreprises, des politiques mais aussi des médias, l’analyse de la santé, lorsqu’elle est effective, se fait uniquement à partir du seul individu et jamais sur les contextes de travail ou les liens entre le type de gestion et les problématiques générées. Pourtant, l’ampleur du stress et du mal-être, mais aussi de certaines maladies, voire de suicides au sein d’une même entreprise ou d’un même service, ne peuvent être le simple fait du hasard, qui impliquerait que des personnels «fragiles» se trouvent sur le même lieu. Cette individualisation de la responsabilité s’observe également dans les réponses proposées par les organisations de travail: des formations de quelques heures en gestion des émotions, du stress ou encore des séances de pleine conscience qui sont des réponses complètement décalées face à la gravité des problématiques de santé mais qui, en plus, ont pour effet de culpabiliser encore plus le travailleur qui ne verra aucune amélioration dans le concret de son travail. Cette notion de santé est réduite le plus souvent au développement personnel, au bien-être, à des formations sur les savoir-être plutôt que sur les savoir-faire. Même dans les entreprises dites libérées, les objectifs restent les mêmes: les salariés ont la sensation d’être plus autonomes, et, au début, sont enthousiastes, car ils ont l’impression de reprendre en main leur travail, puis ils se rendent compte qu’on leur en demande de plus en plus et qu’ils ne sont pas mieux payés pour autant. Le babyfoot, les distributeurs de M&M’s, etc., combinés à ces formations sur les émotions et le stress, masquent la dureté des conditions de travail.
Toutefois, certaines entreprises n’ont-elles pas pris un véritable tournant notamment en appliquant une gouvernance partagée qui implique de ne plus avoir d’objectifs quantitatifs*?
Bien sûr, peut-être que, dans certaines entreprises, cela se fait de manière honnête, mais globalement il n’y a pas de changement de fond. Tous les managements, du taylorisme au fordisme, en passant par le new public management, reposent sur la subordination des salariés, comme l’explique Danièle Linhart, dans notre livre mais aussi dans son ouvrage L’insoutenable subordination des salariés. Les manières de «manager» changent mais pas les contrats de travail!
Comment promouvoir la santé au travail?
Tous les intervenants du livre arrivent – et c’est plutôt rare dans le domaine des sciences humaines – à cette même conclusion: la santé au travail est principalement affectée par la perte du sens du travail. Les prescriptions venant de la hiérarchie, qui n’a souvent pas la connaissance du «réel» du terrain, sont souvent inapplicables ou sans fondement. La parcellisation du travail, le manque d’éthique et les outils quantitatifs inadaptés, notamment dans les métiers des soins, crée une dissonance cognitive. L’expression «on fait du travail de singe» revient constamment dans les témoignages des soignants; elle est révélatrice du malaise. Les injonctions paradoxales, comme faire plus avec moins, quantifier la qualité, etc., sont en porte-à-faux avec les valeurs des salariés.
C’est aussi en ce sens qu’être heureux au travail ne repose pas que sur une question de salaire ou de place dans la hiérarchie, mais sur ce que l’on fait, sur le sentiment de complétude et du travail de qualité. Dans le livre, Marie Pezé donne l’exemple de Fatima, femme de ménage dans une école maternelle qui valorise son travail par la qualité de la propreté pour que les petits se sentent bien le lendemain. Elle a la sensation de faire un Picasso chaque soir. Mais quand on supprime de moitié le personnel et le temps à disposition, comment encore le faire ou même prendre le temps de regarder son œuvre? Quand on ne peut plus mettre de soi dans son travail, on se coupe de soi-même.
Pour tous les chercheurs, il s’agit aussi de renouer avec le collectif porteur de sens. Or, il est aussi de plus en plus dilué, effacé, atomisé, sous prétexte de productivité et d’individualisation.
Selon vous, comment les syndicats peuvent-ils contribuer à la santé dans l’espace professionnel?
Excusez-moi de le dire comme ça, mais ils ont loupé le point de basculement: le tournant du nouveau management dans les années 1980. Avec la hausse du chômage, de la précarité et la démultiplication des statuts précaires, ils ont défendu l’emploi et en ont oublié les conditions de travail. Aujourd’hui, il est difficile pour eux de rattraper le retard. Surtout que la place des syndicats n’est pas simple face à cette individualisation. Mais ce serait bien de les entendre davantage sur l’idéologie du management et ces formations sur les savoir-être. Certains formateurs-coachs que je cite dans mon chapitre préconisent comment mieux dormir, moins boire de café, respirer par le ventre, faire davantage de sport… Autrement dit, les facteurs de risques de la santé au travail proviendraient, dans ce discours, de la vie privée. Cette rhétorique est gravissime, outre son aspect moralisant et hygiéniste, car elle occulte complètement la responsabilité des organisations et du management dans la santé au travail!
Ce type de formation de développement personnel n’est-elle pas le fait des grandes sociétés et ne touchent-elles pas surtout des employés de bureau et des cadres?
Oui, cela touche surtout les grandes entreprises, et cela ne concerne peut-être pas tous les secteurs d’activité. Du moins pas encore, car il y a toujours un effet domino. On pensait que les services publics seraient protégés de la logique gestionnaire, et on s’est trompé. Du reste, les formations de savoir-être touchent aussi des caissières ou des vendeuses à qui on dicte comment elles doivent se comporter avec un client.
Est-on vraiment plus malheureux au travail qu’avant?
Depuis les années 1990, l’idéologie gestionnaire entraîne une intensification, une accélération, une confusion entre l’urgent et l’important… ce qui génère une mise sous tension toujours plus forte. A la pénibilité physique toujours présente, s’est greffée la pénibilité psychique, la perte de sens du travail par son fractionnement, la personnalisation de la responsabilité et la fin des collectifs du travail qui étaient une source de résistance et d’entraide.
Que préconisez-vous?
Repenser le sens du travail. La tâche est ardue, car il n’y a plus de responsable. Dans les services publics, on recopie ce qui se fait dans le privé avec une sorte de fatalisme. On ne réfléchit plus, même dans les hautes écoles. Et l’on ne sait pas vraiment d’où viennent les injonctions de ce nouveau management, du bonheur au travail pour être plus productif, de ces changements intempestifs à suivre – au risque d’être traité d’arriéré ou de réfractaire à la modernité – qui déstabilisent les employés et les empêchent aussi de penser ou d’acquérir du pouvoir. L’accélération étouffe également l’intelligence au travail.
Dans les faits, il n’y a plus de gestion du travail mais des prescriptions déconnectées: une théorisation pour atteindre un maximum de rentabilité et un primat des chiffres. Or, la reconnaissance du travail qui donne du sens passe par le qualitatif. Il s’agit d’opérer un retour à la réalité du travail, de réhabiliter le collectif et de mettre fin à cette aseptisation infantilisante du conflit. Car la dispute est nécessaire pour avancer et débattre du sens du travail.
Cela ne signifie-t-il pas qu’il faut changer de système, peut-être en introduisant un revenu de base inconditionnel qui pourrait redonner du pouvoir aux salariés?
Je suis pour le RBI, mais il s’agit de réfléchir comment l’appliquer. Et je ne suis pas certaine que cela suffise, car cela ne changera pas forcément le rapport de force et l’idéologie en place. Avec une politique des petits pas, on peut peut-être faire bouger un peu les choses en montrant que, d’un point de vue économique, la santé au travail est bénéfique. Mais j’avoue être très pessimiste. Comment rompre avec cette idéologie gestionnaire, utilitaire et quantitative? Les partenaires sociaux ont un vrai rôle à jouer… à condition qu’ils s’en saisissent.
* Le livre du Belge Frédéric Laloux Reinventing organizations. Vers des communautés de travail inspirées (2015) fait figure de bible pour les tenants de la gouvernance partagée. Il donne notamment pour exemple l’usine métallurgique française Favi et l’organisation de soins ambulatoires aux Pays-Bas.