Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Objectif Terres

Alain monte méticuleusement le socle sur le globe.
© Alexis Voelin

La veille du départ pour le château d’Amboise, Alain monte méticuleusement le socle sur le globe qu’il va lui-même livrer.

Alain Sauter est l’un des rares à fabriquer et à vendre des globes terrestres en plâtre. Un jour, il a démissionné de la planète Université pour cette exploration d’artisan-géographe dans son atelier à Besançon. Plus qu’un travail, une vocation

Besançon, 150 kilomètres. Le panneau me donne la direction. Mon cap. Ce matin de juin 2020, ça y est, les frontières sont de nouveau ouvertes après le premier confinement. Le paysage défile. Besançon, 85 kilomètres. Une heure plus tard, j’arrive au quartier des Chaprais, près de la gare. Rue du Cercle: me voici devant l’atelier d’Alain Sauter. A l’intérieur, je rencontre Jana, prononcer Yana, Jana Cicmanová, son épouse, originaire de Slovaquie, et cheffe de projet pour une association européenne. Elle a joué un rôle central auprès de son mari en lui refilant un virus qui ne le lâche plus: le goût du voyage.

Dans le vestibule de l’atelier, une dizaine de globes miniatures. Premier prix: 250 euros, pour ceux de 21 centimètres de diamètre. On n’en fait pas un achat compulsif. Les autres, 32, 50 ou 80 centimètres, montent jusqu’à 8000 euros. Alain ne l’avait pas prévu, mais son activité frôle l’univers du luxe. Je vais bientôt découvrir la complexité de leur fabrication mais, pour le moment, nous buvons un café sur une table d’architecte dans la pièce principale, bel espace lumineux.

Alain me plonge tout de go dans son passé. Il a répondu à l’appel des globes il y a quatre ans, alors qu’il enseignait la géographie au sein de l’Université Paris-1 à la Sorbonne et intervenait à l’Ecole nationale supérieure de paysage de Versailles. Les trajets entre Besançon et Paris ont fini par l’épuiser, tout comme le monde académique. Un jour, en mettant les mains dans le plâtre, il a entrevu une alternative à cette vie de turbo-prof, et a été pris dans un engrenage. D’un défi personnel au fond d’une cave, les globes sont vite devenus la perspective d’une vraie activité professionnelle. «Au début, ce devait être ma roue de secours. Parce que je voulais démissionner de la Sorbonne. Donc c’était ça ou l’usine.» Il se lance. Bientôt, il fait une apparition dans une émission de télévision grand public. Le carnet de commandes explose. Alain dégringole dans un burn-out paralysant. Trop d’un coup. Mais grâce à Jana, il réussit à faire face. Et dès 2019, la deuxième année de son entreprise, le chiffre d’affaires annuel atteint 50000 euros. Il peut embaucher.

Nous quittons la table d’architecte et je pars découvrir la salle du plâtre au fond du couloir. Alain doit façonner un globe. Sa précision prend racine dans ses gestes effectués mille fois pour réaliser une sphère la plus parfaite possible. Il verse le plâtre en poudre dans l’eau. Puis, il étale le mélange sur un contre-moule en forme de demi-sphère. «On passe notre temps à faire des ronds mais on est très carrés», dit Alain. «C’est un jeu sans fin. Toute approximation est multipliée par π, 3,14. Donc, on n’a pas droit à l’erreur.» Cette exigence, Alain la tient de sa thèse, expérience qui l’a façonné. Quatre ans de traversée en solitaire, sans vie sociale. Rien ne le prédestinait à l’université ni au titre prestigieux de Docteur en géographie. Il se décrit comme catastrophique à l’école, dans son Alsace natale, jusqu’à son baccalauréat en lycée agricole en 2001. Alain poursuit ses études avec un diplôme en gestion des espaces naturels, ce qui le conduit en Franche-Comté. A partir de là, il trace sa ligne droite dans la jungle du monde, direction la géographie, puis les globes. Résultat, un homme de 37 ans cartésien avec un esprit très pragmatique.

La terre en fuseaux

A midi, on avale des sandwichs. Puis, arrive Cécile Blary, 44 ans, graphiste de formation. Toute première employée de cette entreprise individuelle, elle est là depuis quelques mois. Je la regarde couper au cutter la carte imprimée. Pour qu’elle puisse être apposée sur un support convexe, elle a la forme de fuseaux. Ces formes oblongues – représentant chacune une zone de la carte définie entre deux méridiens – permettent ensuite d’épouser la courbure de la Terre. Cécile plonge ses fuseaux dans l’eau avant de les positionner à la main sur un globe. Méticuleuse, patiente à l’infini.

Un autre jour, Alain propose d’aller visiter la cave où tout a commencé. Au sous-sol de l’appartement où Jana et lui vivent, à quinze minutes à pied de l’atelier, il ouvre une porte. Quinze mètres carrés de sol en terre battue, une table de menuiserie, un néon, une lucarne. Je l’imagine se creuser la tête ici. «Un ours», dit-il. «Une folie», ajoute-t-il. Un ours impossible à freiner, qui emprunta moult chemins pour trouver la méthode. Objectif Terres! Dès les premiers essais, il trouve 80% de sa technique. Mais il faudra un an pour parvenir à quelque chose de vendable, et deux pour peaufiner les 20% de détails qui font toute la différence. Trois ans de recherche sur son temps libre d’enseignant, à se sentir beaucoup plus chercheur au fond de sa cave qu’au fond de sa fac. Car voilà: le savoir-faire a disparu dans les méandres d’une civilisation dominée par le plastique. Les quelques fabricants qui résistent gardent leurs secrets. Les yeux baissés sur l’établi, Alain se remémore les premiers pas. «Quand j’ai commencé, c’était un défi personnel, je voulais réussir à fabriquer un globe, pas retrouver le savoir-faire. Mais, durant le voyage, il a fallu tout inventer. Chaque nouveau problème, je trouvais ça génial. C’était une révélation. Une évidence. J’ai senti quelque chose au fond de moi. C’était ce qu’il fallait que je fasse de ma vie.»

Voyage au château d’Amboise

L’après-midi du jeudi 25 juin, Alain est radieux. Pour cause, la livraison d’une commande majeure nous emmène vers l’ouest, à 500 kilomètres de Besançon. Dans le Multivan, près des valises, un carton énorme remplit le coffre. Il s’agit d’un globe de 50 centimètres de diamètre, bien emballé, dont la carte représente le monde tel qu’on le voyait au XVIe siècle. On y découvre les trajets des grands explorateurs, Magellan, Cartier, Verrazzano, Villegagnon... Cette œuvre a été commandée par la Fondation du château royal d’Amboise. Rien que ça.

Quand la grille du parc s’ouvre devant le Multivan, le lendemain matin de notre arrivée à Amboise, le moment est solennel. Dans une salle du château, Alain présente le globe à une petite assemblée, directeur, guides et autres membres de l’équipe. L’espace de cet instant, il redevient tout naturellement maître de conférences. Il explique qu’au XVIsiècle, les connaissances qu’on avait du monde étaient issues de récits de voyages, d’explorations, de croyances, de mythes. On savait peu de choses sur l’intérieur des terres, contrairement aux régions côtières, connues grâce à la navigation. Le voici face à des passionnés qui voient le fruit de son travail comme une œuvre d’art. Il a fui la fac, mais le monde académique fait bien partie de sa vie.

Retour à Besançon. En une dizaine de jours, j’ai fait le tour du monde d’Alain Sauter. Ses terres me font penser à l’oisillon qu’il a tenu dans ses mains vers l’âge de 11 ans. Souvenir ancré, indélébile. Avec ses parents, il avait participé à des relevés pour une association ornithologique. Oiseau ramassé dans un filet pour un comptage, plus léger encore qu’il ne paraissait sous la masse de plumes. Il fallait le peser, le mesurer et envoyer les données au bout du monde. Aujourd’hui, Alain envoie ses planètes qui vont alimenter des rêves qui lui échappent. Des globes qui n’indiquent rien d’autre que: toutes directions. Tout reste possible.

Informations sur: globesauter.fr

ICI BAZAR

Reportage réalisé du 17 juin au 1er juillet 2020, à Besançon (Doubs, Bourgogne-Franche-Comté, France).

Cet article est la version condensée d’un reportage texte et photos de 32 pages, réalisé pour Ici Bazar, revue qui explore un autre monde du travail, plus humain.

Commandes et abonnements sur: icibazar.com