Témoignage - Un livreur se confie: «On est des mulets»
«En Suisse depuis une dizaine d’années, j’ai travaillé dans plusieurs boîtes de livraison, je me suis formé, et pourtant, j’ai toujours le même salaire de 4200 francs brut environ. Net, c’est 3700 francs, et là où je bosse en ce moment seulement 3500 francs. Je ne sais pas, est-ce que la boîte cotise pour moi au troisième pilier?» Malgré son mal de dos et sa colère face aux injustices, Ricardo (prénom d’emprunt) ne perd pas son sens de l’humour et retrace avec générosité son parcours professionnel qui dépeint un monde de la logistique impitoyable. «Pourtant, j’aime conduire, même dans les bouchons, et parler avec les clients. Bref, j’aime mon boulot, et mes horaires actuels sont bons, mais je ne veux pas perdre ma santé pour le travail. Mon dos est plus précieux.» En cause, des caissons thermiques pour la livraison de repas trop larges à saisir en plus d’être lourds – entre 40 et 60 kilos. «C’est prévu pour être porté par deux personnes. Mon employeur pourrait investir dans des caissons plus petits. Je ne comprends pas pourquoi la Suva ne fait pas des contrôles. Cela lui coûterait moins cher que de devoir payer des travailleurs à l’arrêt.» Ricardo parle d’expérience, puisqu’il a été accidenté lorsqu’il travaillait dans une autre grosse entreprise suisse de logistique. «Je suis tombé et j’ai voulu sauver les cartons de vin. Et juste après, j’ai soulevé un colis de 38 kilos – c’est là que j’ai senti la douleur dans mon épaule. J’ai été arrêté plusieurs mois. Pendant ce temps, mon chef continuait de m’appeler pour me pousser à reprendre le travail.» Ricardo sera finalement licencié avant même la fin de son arrêt. «Dans cette entreprise, je faisais des horaires de 11 à 12 heures par jour, entre 80 et 100 clients au quotidien, 48 heures par semaine. Parfois, on me disait: «Tu ne viens pas travailler demain, mais appelle quand même à 7h pour être sûr qu’on n’a pas besoin de toi.» Je devais toujours les arranger, je n’avais plus la tête à autre chose que mon travail. J’arrivais à 20h à la maison, je me couchais à 21h30. Je n’avais même plus la force de regarder un match de foot. J’étais tellement fatigué que je suis sorti un jour par une fenêtre vitrée croyant que c’était la porte. Ma tête était en sang, mais rien de grave. J’ai eu de la chance. Et j’ai continué à travailler.» Il souligne que le turn-over était important. «Les gens ne tiennent pas longtemps à ce rythme. Une année, pas beaucoup plus. Mais je ne veux pas que critiquer: les camionnettes étaient toujours propres. Reste que les horaires étaient beaucoup trop intenses et le logiciel nous faisait tourner en rond. On était obligés de suivre l’application, alors qu’on savait très bien qu’on pouvait livrer le client prévu l’après-midi en même temps que d’autres, dans le même quartier, le matin! On ne pouvait jamais reprendre les heures supplémentaires quand on voulait. C’était toujours quand ça arrangeait le patron.»
Ricardo a également travaillé comme intérimaire dans la livraison de provisions. «Si je montais volontiers quatre étages pour amener des commissions à une personne âgée, la plupart des clients auraient pu le faire eux-mêmes. Ils ne se rendent pas compte de l’exploitation qu’il y a derrière. On est comme des mulets. Je croyais que la Suisse était plus respectueuse, et que ses lois ne permettaient pas à certains de profiter autant. J’aime beaucoup ce pays, mais c’est la misère dans la logistique.» Ricardo ne baisse pourtant pas les bras. Il croit en l’action syndicale et sait qu’il est possible de travailler autrement. «A tout problème, une solution. Il faut juste arrêter de prendre les ouvriers pour des numéros. Les employeurs qui se donnent une belle image sociale doivent aussi contrôler que leurs sous-traitants n’abusent pas des gens qui souvent n’ont pas de permis de séjour stable et ne peuvent qu’accepter ces conditions indignes.»