Un jugement bâti sur un raisonnement «faux et bâclé»
Le spécialiste du droit du travail Jean Christophe Schwaab critique vertement l’arrêt du Tribunal cantonal neuchâtelois autorisant les employeurs à faire timbrer les pauses toilettes.
Pour la première fois en Suisse, un tribunal a tranché sur la légalité du timbrage des pauses toilettes dans les entreprises. Le 27 juin dernier, le Tribunal cantonal neuchâtelois a en effet conclu que les employeurs sont libres de déterminer si les pauses pipi constituent du temps de travail payé ou des pauses non rémunérées. La Cour de droit public avait été saisie d’un recours de la société Singer qui contestait l’injonction de l’Office des relations et des conditions de travail (ORCT) de mettre un terme à cette pratique. Son arrêt ne laisse pas indifférent le spécialiste du droit du travail Jean Christophe Schwaab, qui a décidé de lui consacrer un article scientifique. «Je suis sidéré par ce jugement dont je considère que le raisonnement est faux et bâclé», confie l’auteur du Droit du travail en Suisse et coauteur de l’ouvrage de référence Commentaire du contrat de travail.
Dans sa décision, le Tribunal cantonal précise que «la notion de pause n’est pas clairement définie dans la loi» et que «les pauses toilettes, à l’instar d’autres pauses de courte durée (téléphones privés, cigarettes, etc.), constituent en principe des interruptions du travail puisque le travailleur ne se tient pas à la disposition de l’employeur pendant cette période». «Le pire, selon moi, c’est de mettre ces pauses sur le même plan que les pauses cigarette, indique Jean Christophe Schwaab. Uriner est un besoin impérieux de tout être humain, il est même dangereux pour la santé de se retenir, alors que la cigarette est un choix personnel, une activité facultative, d’ailleurs déconseillée par les autorités et le corps médical. Un employeur peut refuser d’aménager un coin fumeurs et la pause cigarette, il ne peut éviter, par contre, qu’on se rende aux WC. Un autre argument contestable du tribunal, c’est la comparaison avec les appels privés. Il faut néanmoins différencier entre un coup de fil pour réserver une table au restaurant, qu’un employeur peut interdire, et un téléphone à son conjoint pour lui demander d’aller chercher en vitesse son enfant à l’école, qui relève des congés usuels. L’argumentation du tribunal est complètement fausse. Il compare des choses qu’on ne peut comparer. S’il faut comparer, alors les pauses pipi sont à classer dans les besoins impérieux.»
En outre, pointe le docteur en droit, «permettre aux gens d’aller au petit coin relève de la protection de la santé. Or, l’employeur a l’obligation de protéger la santé et de mettre en œuvre toutes les mesures en ce sens. Le temps d’enfiler un équipement de protection est, par exemple, du temps de travail payé et la pause toilette me paraît comparable. Je trouve dramatique que le tribunal ne se penche pas là-dessus, même s’il aurait pu arriver à d’autres conclusions que les miennes. Le tribunal n’était pourtant pas sans savoir qu’il allait faire une jurisprudence très scrutée et devait, dès lors, prêter attention au respect de la loi sur le travail.»
Dans son argumentation, le Tribunal cantonal s’appuie encore sur la liberté économique. «C’est du mépris que de considérer que les toilettes représentent un dommage économique pour l’employeur», juge l’ancien conseiller national (PS/VD).
La Cour reconnaît toutefois que ce timbrage entraîne une discrimination entre les hommes et les femmes. «Le tribunal se prend les pieds dans son propre tapis lorsqu’il admet que pour les femmes qui sont dans leur cycle menstruel ou enceintes le règlement doit être différent. C’est bien la preuve que, lorsqu’il y a un besoin physiologique, il faut une pause sur le temps de travail! Et ça montre à quel point la propre argumentation de l’arrêt ne tient pas!»
Jérôme Béguin