Il y a 50 ans, durant l’été 1973, les ouvriers et les ouvrières de Lip à Besançon, en France voisine, ont occupé leur fabrique, puis redémarré la production de montres pour garantir leurs salaires. Une expérience d’autogestion et de lutte collective riche d’enseignements
Le 12 juin 1973, 1200 travailleurs et travailleuses occupaient l’usine horlogère Lip à Besançon. Guillaume Gourgues, politiste et auteur d’un ouvrage sur la question1, revient sur cette formidable lutte.
Comment démarre la lutte des Lip?
Le 12 juin, les salariés et les salariées de cette manufacture horlogère déboulent dans une réunion entre les administrateurs provisoires de la firme et les syndicats. Personne ne connaît alors les plans exacts du principal actionnaire, qui a annoncé une restructuration il y a quelques mois. Dans la serviette d’un dirigeant, les ouvriers et les ouvrières trouvent la note suivante: «480 – à dégager». C’est la preuve du plan de licenciements massifs élaboré par la direction, avec l’assentiment des sommets de l’Etat. Les employés, qui occupent l’usine depuis le 8 juin, décident de s’emparer d’un stock de 25000 montres, qu’ils mettent en lieu sûr. Le 18 juin, ils décident en assemblée générale de redémarrer l’usine, de continuer à produire des montres et de les vendre pour garantir le versement des salaires suspendus par l’employeur. Ils entament ainsi une expérience d’autogestion.
L’occupation productive de l’usine commence en juin 1973, dans une période de grande contestation ouvrière en France, qui caractérisera les dix années suivant Mai 1968 en France.
La lutte des Lip est cependant aussi le fruit d’un long processus de construction syndicale.
Quelles sont les caractéristiques de cette activité syndicale?
Dès les années 1960, progressivement, les délégués membres de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) vont mettre en place une pratique syndicale différente. Très ancrée sur les lieux de travail, celle-ci a pour objectif de construire un collectif de salariés prenant en main leur mobilisation – afin de construire un contre-pouvoir au diktat patronal. Ce syndicalisme donne la priorité au débat démocratique lors d’assemblées générales et à la construction de revendications à partir de la parole des ouvrières et des ouvriers. La figure de proue de ce travail d’organisation est Charles Piaget, ouvrier chez Lip et délégué syndical, qui a rendu compte de ce processus dans des écrits passionnants2.
Un autre point fort de la lutte sera sa popularité…
Les Lip ont compris que, pour gagner leurs bras de fer face aux actionnaires et à l’Etat, ils ont besoin du soutien le plus large. Ils et elles vont donc ouvrir les portes de l’entreprise, ce qui est une première: depuis 1968, les occupations sont nombreuses mais souvent fermées sur elles-mêmes. Chez Lip, c’est tout le contraire. Du 18 juin au 14 août, des milliers de personnes solidaires vont visiter l’usine, assister aux AG, participer au travail des commissions, etc.
L’autogestion et l’occupation productive des Lip lui donnent un rayonnement mondial. Des centaines d’ouvrières et d’ouvriers voyagent dans l’Europe pour y présenter leur lutte, dont la popularité atteint des sommets. En septembre 1973, 100000 personnes défilent dans Besançon en solidarité avec les Lip!
Les Lip vont réussir à faire plier les actionnaires…
Le 14 août 1973, les CRS expulsent brutalement les ouvrières et les ouvriers de l’usine. Mais les Lip s’installent dans un gymnase à proximité. Ils y continuent à produire et à vendre des montres.
En parallèle, les salariés mènent la lutte sur un autre front: celui de l’expertise économique. Appuyés par un cabinet d’experts, ils et elles contrent les arguments des patrons et de l’Etat visant à justifier les licenciements et démontrent la viabilité de l’usine.
Leur détermination va provoquer une division au sein du patronat français. Certains employeurs progressistes – à l’instar d’Antoine Riboud, fondateur de ce qui deviendra le groupe Danone – se rangent du côté des solutions syndicales, appuyés par le Ministère de l’industrie. L’actionnaire suisse, Ebauches SA, finit par plier: le 11 mars 1974, Lip ouvre de nouveau ses portes et réembauche l’ensemble des salariés. Le nouveau directeur, Claude Neuschwander, est chargé de mettre sur pied un plan de relance basé sur les recommandations de la section CFDT de l’usine.
La réaction sera virulente…
Pour une partie du patronat et de hauts-fonctionnaires acquis aux idées néolibérales, la victoire des Lip est un événement subversif et inacceptable. Ils vont mener une contre-attaque massive, dans un contexte qui évolue rapidement: en mai 1974, Valéry Giscard d’Estaing, profondément hostile aux Lip, est élu président.
Début 1976, les actionnaires finissent par couper les financements à l’entreprise. Ils congédient Claude Neuschwander, mettent fin au plan de relance, puis licencient tous les Lip. Les salariés continuent la lutte, mais cette fois sur fond de crise économique. En 1977, ils et elles fondent plusieurs coopératives pour survivre. Celles-ci ne peuvent cependant pas engager l’ensemble des employés. Elles continueront leurs activités jusqu’en 1986.
En lâchant les Lip, le patronat et l’Etat suivaient un objectif politique: briser une expérience de lutte radicale et victorieuse. Ce tournant coïncide avec le début de l’ère néolibérale.
Cinquante ans plus tard, quels enseignements tirer de cette lutte?
La bataille des Lip est le fruit d’une pratique syndicale de longue haleine. Un syndicalisme qui n’est pas là juste pour encarter des membres et augmenter artificiellement les adhésions, mais pour animer des collectifs sur les lieux de travail. Dans notre époque marquée par une forte répression antisyndicale, cela peut être une source d’inspiration. Même si le contexte a changé, et qu’il n’est pas facile de syndiquer des réseaux de sous-traitants ou des travailleurs ubérisés, l’objectif d’un syndicalisme collectif, visant l’autodétermination et la solidarité, reste une nécessité.
En combinant lutte collective, autogestion et expertise économique, les Lip ont aussi démontré qu’il est possible de s’opposer avec succès aux baisses de salaires et aux licenciements. A l’heure où l’ordre néolibéral nous présente ces attaques comme la conséquence d’une «loi économique» à laquelle il serait vain de s’opposer, il est important de remettre des mots sur ce possible perdu.
1 Guillaume Gourgues, Claude Neuschwander: Pourquoi ont-ils tué Lip? De la victoire ouvrière au tournant néolibéral. Raisons d’agir, 2018.
2 Lire notamment: Charles Piaget: On fabrique, on vend, on se paie. Lip 1973. Syllepse, 2021.
Article paru dans Services publics du 16 juin 2023.