Exposition «Liberté d’impression», à voir jusqu’au 27 septembre 2020 au Musée des beaux-arts du Locle
Le dessinateur Patrick Chappatte investit les murs du Musée des beaux-arts du Locle. Une exposition tonique et tonitruante en forme de plaidoyer pour la liberté
Exposer des dessins de presse dans un musée des beaux-arts n’est pas si fréquent. Les logiques de distinction culturelle amènent souvent à considérer ce domaine en lui attribuant une importance mineure. Il est vrai que ce pan créatif est à cheval entre le journalisme et l’activité artistique. Il s’articule avec l’actualité, donne un reflet immédiat de l’ordre du monde. Historiquement lié à la renaissance intellectuelle qui marque la fin du XVe siècle, puis au mouvement des Lumières et à l’essor de la démocratie, sa portée politique est aussi évidente. En lien avec ces caractéristiques, Nathalie Herschdorfer, directrice du Musée des beaux-arts du Locle, a réussi son pari en mettant en valeur à la fois la dimension potentiellement dérangeante de cette forme de satire pour les différents pouvoirs, son rôle au cœur de la cité et la force visuelle relative à cet univers graphique. Pour ce faire, elle a donné carte blanche à l’excellent Patrick Chappatte, que les Romands connaissent à travers ses dessins publiés dans le journal Le Temps, et qui mène également une carrière internationale en France, en Allemagne, aux Etats-Unis…
Eclats de dessins
Le long des parois de la salle d’exposition, la force du trait de Chappatte éclate. Comme un feu d’artifice dans nos yeux. Les formats se mélangent. On passe du noir et blanc à la couleur. Les années filent dans le désordre. Le regroupement des dessins les uns très près des autres donne du rythme. Les visiteurs cavalcadent, le sourire aux lèvres, de la chute du mur de Berlin à l’élection de Donald Trump, de la guerre des Balkans à l’élimination d’Oussama Ben Laden... Les problématiques sociales croisent les enjeux environnementaux. On évoque le système de santé suisse comme le réchauffement climatique. Chappatte, c’est un style. C’est aussi une conscience planétaire. Son parcours en est peut-être à l’origine. Né au Pakistan, de mère libanaise et d’un père jurassien, ayant passé ses cinq premières années à Singapour, voyageur, il a toujours eu un pied en Suisse et un autre à l’étranger. Il en résulte que ce dessinateur sait parfaitement conjuguer le global et le local, nous amenant à une meilleure compréhension du monde. La planète constitue, par conséquent, son terrain d’observation. Au niveau stylistique aussi, les dessins – réalisés actuellement depuis son atelier genevois – peuvent être associés à diverses influences. Ainsi, on y retrouve le goût des Français pour un texte de qualité, de bonnes répliques. Il en va de cette caricature d’un patron s’adressant à sa femme de ménage: «Vous vous rendez compte? Vous me coûtez plus cher que mes informaticiens de New Delhi» ou d’un policier lançant, au mégaphone, à des migrants tentant de franchir une frontière emplie de barbelés: «Aucun débordement de misère ne sera toléré.» L’importance et la force du visuel frappent aussi avec la manipulation de symboles. Chappatte montre, par exemple, l’emprise de Christoph Blocher en politique à travers une image du milliardaire cherchant à acheter la statue d’Helvetia. Dans le même esprit, le rapport de Donald Trump avec les droits fondamentaux est synthétisé par une main aux fesses de la statue de la Liberté… Le raccourci est percutant. Avec un langage et une forme graphique simples, Chappatte vise juste. Il sait également être nuancé, rendre compte de la complexité du monde et, souvent, plus efficacement qu’un long éditorial.
Des crayons suisses bien aiguisés
Au centre de la salle, se trouve un espace circulaire. Chappatte y a invité ses confrères suisses ou étrangers. Un thème les unit: la liberté d’expression. Il est vrai que, depuis le XIXe siècle, l’histoire du dessin de presse interagit avec la problématique de la censure. Elle est rythmée par des polémiques, de nombreux débats, des affaires et autres procès. Concernant la période actuelle, Martial Leiter fait figure de précurseur en Suisse. Au début des années 1970, il critique les banques, l’armée... En 1975, L’illustré refuse de publier une caricature du conseiller fédéral Kurt Furgler que le magazine lui avait commandée. En la regardant, on peine à comprendre les raisons de ce rejet. D’une manière générale, cet artiste lausannois est souvent censuré, parfois mis à la porte. Sa carrière se poursuivra, hors des frontières helvétiques, dans Le Monde, Le Monde diplomatique ou Die Zeit. Mais certains dessins, repoussés par les journaux satiriques les plus virulents, trouvent parfois refuge là où l’on ne s’y attendait pas. Mix & Remix a ainsi vu une de ses propositions écartée par Siné Hebdo, mais publiée dans L’Hebdo.
Censures tous azimuts
Au niveau international, le monde s’enflamme parfois pour quelques dessins. Sur toute la planète, des hommes et des femmes exercent leur métier avec un courage exemplaire. Chappatte met en lumière des situations en Syrie, au Nicaragua, en Russie, en Turquie… Il y a, entre autres, celle du Malaisien Zunar arrêté et emprisonné à cinq reprises pour ses dénonciations visant la corruption et les abus de pouvoir dans son pays. Inculpé de sédition en 2016, il risque alors 43 ans de prison. L’arrivée d’un nouveau gouvernement met fin à ses ennuis. Aux Etats-Unis, récemment, des dessinateurs jugés trop critiques vis-à-vis de Trump se sont retrouvés sans emploi. N’oublions pas également les assassinats politiques qui ont décimé en 2015 la rédaction de Charlie Hebdo. Chappatte revient également sur la décision de juin 2019 prise par le New York Times, avec lequel il collaborait, de renoncer aux dessins de presse à la suite d’une polémique créée par la parution d’une image jugée antisémite par certains. Si la caricature réalisée par l’auteur portugais Antonio est discutable, bannir l’ensemble du genre semble s’apparenter à une forme «d’autocensure préventive». Par ailleurs, les pressions des réseaux sociaux, où des foules déchaînées clouent au pilori ce qui ne leur convient pas, rendent difficile le travail au sein des rédactions.
Attaques contre la presse
Effectivement, les attaques contre les dessins de presse s’inscrivent plus généralement dans un reflux de la pensée critique en Occident. Mais elles font aussi partie d’une offensive vis-à-vis de la liberté d’opinion et d’expression des journalistes. Ces atteintes peuvent concerner d’autres domaines du métier comme les investigations, les billets d’humeur… Toutefois, la force des messages visuels semble particulièrement vouloir faire l’objet d’annihilations. En outre, cette exposition montre que, si la censure est souhaitée, voire mise en pratique par les tyranneaux du monde entier, les aspirations à la liberté sont tout aussi universelles, et considérées, aux quatre coins du globe, comme un élément vital. Toutefois, le superbe parcours proposé au Musée des beaux-arts du Locle aurait pu aussi évoquer les pressions économiques – parfois insidieuses – auxquelles doivent faire face les organes de presse, cela n’étant pas non plus sans incidence sur les pratiques. Pour exemple, bien souvent, plus un moyen d’expression veut garder un public diversifié ou l’étendre, plus il doit gommer certaines aspérités. Une loi du marché qui ne rime pas forcément avec liberté.