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Sérénité reconquise

Jean-Claude Abbet présente un de ses clichés.
© Thierry Porchet

«C’est ce qui me plaît qui est beau», note Jean-Claude Abbet, parlant de ses photos.

A la retraite, Jean-Claude Abbet consacre une large partie de son temps à la photographie. Une passion qui l’a accompagné tout au long d’une existence difficile

C’est un sacré personnage au cuir dur et au cœur sensible. Un homme au tempérament bien trempé qui, à 77 ans, revient de loin, marqué au fer rouge par une enfance douloureuse, des échecs amoureux, un burn-out et une addiction à l’alcool et aux médicaments dont il est parvenu à se défaire. Ton affirmé, éclats de rire pour exorciser des souvenirs qui blessent, formules réparatrices répétées comme des mantras, Jean-Claude Abbet se raconte dans son appartement de Monthey. Un récit sans fard ni larmoiement. Avec un franc-parler, et une sincérité et une humanité touchantes. Deuxième d’une fratrie de quatre enfants, le Valaisan grandit dans une famille modeste. Son père, mineur employé à la construction de galeries, communique davantage avec les coups qu’avec les mots. Sa mère, épouse exemplaire et dévouée, fait les ménages. Le gamin d’alors souffre de la violence de ce papa, certes travailleur, mais largement porté sur la boisson, et du désert affectif qui l’entoure. «Je n’ai pas eu d’enfance. J’étais malade, enclin à des angoisses profondes. A l’âge de 10 ans, je voulais déjà vivre avec mon oncle à Neuchâtel. Mes parents me dévalorisaient», confie Jean-Claude Abbet qui, adolescent, préférera souvent, au confort de la maison, dormir sous un pont, dans une cabane de jardin et parfois chez son patron qui l’a pris sous son aile. Ce mentor le forme non seulement à la profession de décolleteur, mais lui insuffle également son amour de la nature et de la photo. Une passion qui ne quittera plus Jean-Claude Abbet, même si son quotidien ne lui laisse alors guère l’occasion de l’assouvir.

Heurs et malheurs

Ouvrier acharné, Jean-Claude Abbet s’implique à fond dans son activité et devient mécanicien de précision à Ultra-Précision à Monthey. L’entreprise, fondée par ce même patron bienveillant, ouvre un département de machines automatiques. Le travailleur conçoit, dessine, crée des machines à usiner des connecteurs. Dans l’intervalle, à l’âge de 23 ans, il se marie. De cette union naîtront deux enfants avant la rupture, au terme de huit ans de vie commune, accélérée par un métier qui accapare tout le temps, ou presque, du salarié. Et cela alors qu’il s’engage encore largement sur le front syndical, soucieux de défendre de justes conditions de travail. «On m’a même proposé un 14e salaire pour que je quitte Unia», sourit le retraité. En 1978, une autre cassure brise Jean-Claude Abbet, terrassé par un burn-out. «Je maniais une fraiseuse. J’ai eu soudain un gros malaise et me suis sentir partir.» L’ouvrier est hospitalisé trois semaines. A sa sortie, il s’évanouit. Autant dire que rien n’est réglé. Le trentenaire d’alors, dépressif, est rattrapé par son passé, les réminiscences d’un père menaçant sa mère d’un couteau, de dimanches hypocrites à l’église en famille, de liens à jamais rompus avec ses frères et sœurs... Ce gaillard sportif et costaud doit apprendre à composer avec ce lourd contentieux, canaliser sa force et entame une psychothérapie qui durera plus de deux décennies.

Sevrage rédempteur

Les années s’écoulent avec leur lot de malheurs et de souffrances. Le Valaisan travaille un temps à la vallée de Joux, passe par tous les stades, même celui de SDF, se bat avec l’AI pour qu’elle lui offre une formation continue, rêvant de revenir «au top niveau». Réengagé à Monthey, Jean-Claude Abbet y travaille jusqu’en 1995, puis démissionne, car en porte-à-faux avec le nouveau supérieur. Il décroche ensuite un autre job, réalisant pendant sept ans des prototypes de boîtes de montres avant de devoir jeter l’éponge, victime de ses dépendances, entre alcool et médicaments. Un séjour dans un centre de désintoxication de plusieurs mois le délivre de ses addictions. «J’ai fêté le 14 juillet dernier 20 ans d’abstinence complète. Rien ne me fait peur, pas même la mort, excepté une rechute», note le septuagénaire qui, après un deuxième mariage rapidement avorté, vit depuis 2002 avec sa nouvelle épouse burkinabée. «Une femme d’exception, commente-t-il, de l’admiration dans la voix, qui me ressource tout comme mes enfants et mes petits-enfants.» Depuis, l’existence de ce battant s’est apaisée. «Avant mon sevrage, j’attendais la fin chaque jour. Aujourd’hui, je n’ai plus d’ennemis. J’ai aussi pardonné à mon père. Le travail que j’ai réussi à faire sur moi me rend heureux», confie, rayonnant, le retraité, et de citer, bien qu’athée, une prière qu’il a faite sienne: «Mon Dieu, donne-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer celles que je peux changer et la sagesse d’en connaître la différence.»

L’émotion de la rareté

Facteur de liens et exutoire, la photographie a accompagné Jean-Claude Abbet tout au long de son parcours. L’homme n’a eu de cesse d’immortaliser les beautés de la nature. Mais pas seulement. «La faune et la flore sont le côté sportif de ma passion, l’abstrait ne me laisse pas indifférent et la femme reste la source inépuisable de mes émotions», résume le talentueux autodidacte. Le chasseur d’images traque aussi volontiers des modèles spontanés, des scènes insolites au bord du Léman, que de secrètes orchidées. «Elle n’est pas la reine des fleurs, mais sa rareté lui confère un attrait particulier», affirme Jean-Claude Abbet, faisant défiler sur son écran des centaines de clichés de sabots de Vénus, mais aussi de paysages à différentes saisons, de cygnes aux cous enlacés, de nuées de cormorans se reflétant dans l’eau, de beaux portraits... Des photos sensibles, à la hauteur de la passion du photographe, et révélatrices d’une patience à toute épreuve pour capter le moment magique. «Je demanderai qu’on inscrive sur mon épitaphe: “Jean-Claude a cherché la lumière toute sa vie, maintenant il l’a trouvée.”» Cet homme sympathique et chaleureux a en tout cas un côté solaire et l’étoffe des personnes qui, ayant remporté des combats sur elles-mêmes et s’étant forgées à la résilience, connaissent la valeur de l’existence.