Pour les éléments biographiques de cet article, nous avons utilisé la notice du livre Changer la baraque (Ed. d’en bas, 2000) et l’entretien réalisé par Erika Dessi pour le site du Consulat italien.
Severino Maurutto avait choisi son camp, celui des travailleurs
Le militant, qui a joué un rôle de premier plan dans les mobilisations de la métallurgie genevoise des années 1970, nous a quittés
Le syndicaliste Severino Maurutto nous a quittés cet été. Cet émigré italien avait joué un rôle majeur dans les mobilisations de la métallurgie genevoise des années 1970. Dans une tribune publiée dans Le Courrier, Jean Ziegler lui a rendu un vibrant hommage: «Ouvrier aux Ateliers des Charmilles, la maltraitance de certains camarades, l’arrogance patronale lui étaient insupportables. Son statut était fragile. Mais il refusait de se taire. Il a organisé la résistance, s’est syndiqué, s’est battu pour changer les règles en matière de droits syndicaux des étrangers, pour des salaires dignes, pour l’égalité des salaires des hommes et des femmes. Il a participé à des grèves, il en a déclenché. Sa chaleur humaine, son courage, son rayonnement intellectuel étaient tels que partout où il appelait à la lutte, la majorité le suivait.» Mécanicien de précision à l’époque, avant de devenir l’un des responsables de la FTMH et de présider la Communauté genevoise d’action syndicale, Alfiero Nicolini confirme: «Je l’ai connu au début de la décennie 1970, alors qu’on travaillait tous les deux dans la métallurgie. En 1971, nous avons mené ensemble les grèves chez Verntissa, dont j’étais président du comité de grève, Hispano-Oerlikon et aux Charmilles. Sa voix se faisait entendre, il était suivi par les ouvriers. Il avait un charisme indéniable, c’était un leader.»
Grèves «sauvages»
Mais revenons un peu en arrière. Severino Maurutto a vu le jour en 1940, dans un village de Vénétie. Après la guerre, il rejoint avec sa famille la Belgique, son père et son grand frère ayant été engagés dans les charbonnages. Lui-même devient mineur de fond, mais, après la fermeture de puits, il est contraint de retourner en Italie où il peine à trouver un travail. Il atterrit en 1963 à Genève sur l’invitation d’un cousin sur place. Il est engagé aux Charmilles comme manœuvre à l’atelier de modelage des turbines où il apprendra sur le tas le métier de modeleur. Il adhère à la FOMH – qui deviendra la FTMH en 1972, avant de se fondre dans Unia en 2005 – et milite au comité des métaux. En 1968, il se fait le porte-parole des ouvriers du département de peinture privés de prime de fin d’année. Le mouvement de solidarité qu’il lance trouve de l’écho, puisque 180 des 750 travailleurs de l’usine posent leurs outils. Le débrayage s’inscrivant en violation de la paix du travail, la section syndicale incite les grévistes à le suspendre et à s’en remettre à un tribunal arbitral, mais ceux-ci arrivent à faire plier la direction. Quelques semaines après, Severino Maurutto se présente à l’élection de la présidence de la commission ouvrière de l’usine, bien que son statut d’étranger ne lui permette pas d’être élu. Il obtient plus de 90% des suffrages et, dans la foulée, la modification du règlement.
Arrive l’année 1971. La FOMH a négocié une amélioration de 10% des salaires, dont 7% pour tous et 3% à «ventiler» de manière individuelle dans chaque entreprise. Cela ne contente pas les travailleurs du groupe Hispano Suiza, qui vient d’être démantelé. Bührle, le munitionnaire d’Oerlikon, a repris la fabrication de machines-outils, tandis que le département textile, situé à Vernier, a été cédé à Sulzer. Ces nouvelles directions alémaniques peinent à négocier avec les commissions ouvrières du bout du lac. Hispano-Oerlikon et Verntissa entrent en grève et, contre toute attente, sont suivis un peu plus tard par les Ateliers des Charmilles.
En pleine paix du travail, cette grève des trois grandes usines provoque un petit tremblement de terre. «On a essayé d’attribuer le mouvement de grève au Parti communiste italien (PCI) parce que nous étions trois Italiens, Rolando Petrosini était le président de la commission ouvrière de Hispano, Severino celui des Charmilles et moi je représentais Verntissa, se souvient Alfiero Nicolini. En fait, seul Severino était membre du PCI, dont il était le responsable pour la Suisse romande. Il était communiste comme bien d’autres à l’époque. Les camarades avaient une capacité de mobilisation extraordinaire. Rolando et moi étions au Parti du Travail, qui était fortement implanté dans les usines, c’était le parti de la classe ouvrière. Les grèves ont été lancées sur des questions salariales et en réaction à des accords non respectés, mais on voyait le péril rouge partout.»
Arrêté et expulsé
Surtout la police fédérale. «Severino était suivi en tant que militant déclaré du PCI. A l’époque, on n’avait pas le droit de faire de la propagande pour des partis étrangers. Peu de temps après la grève, il s’est fait choper à l’aéroport avec des documents compromettants et il a été expulsé. Mais nous avons pu, en nous mobilisant, obtenir son retour en Suisse.»
Autant dire que ces grèves «sauvages» provoquèrent quelques tensions au sein de la FTMH, garante de la paix du travail, attisées par la personnalité de Severino Maurutto. «Ces petites bisbilles internes font partie du mouvement ouvrier. Severino était une forte tête, mais c’est souvent comme ça chez les syndicalistes», nuance Alfiero Nicolini.
«Après une semaine de grève, nous avons obtenu 9,5% au lieu de 10%, si bien que nous avons repris le travail», relatera Severino Maurutto dans un texte paru en 2008 dans le journal de Solidarités. «Une ou deux années après, nous avons obtenu de nous réunir pendant les heures de travail parce que les frontaliers habitaient loin et ne pouvaient pas participer aux assemblées générales. La commission ouvrière décidait le jour et l’heure et les travailleurs étaient payés. Elle disposait d’un bureau dans les ateliers. On était respectés et soutenus par l’ensemble des travailleurs. En 1973, nous avons obtenu que les salaires des femmes soient mis au niveau de ceux des hommes.»
Severino Maurutto continue à travailler aux Ateliers des Charmilles jusqu’en 1979; ensuite, après un détour par l’Italie, il revient à Genève en 1983 et œuvre à l’Avivo, donnant de l’ampleur à cette association de défense des retraités créée par le Parti du Travail. En 1989, il devient chauffeur de taxi et, là encore, organise syndicalement ses collègues. Parallèlement, il est actif au sein de la gauche genevoise. En 1991, il monte ainsi le comité de soutien à Jean Ziegler, alors durement attaqué par la bourgeoisie après la parution de La Suisse lave plus blanc.
Le sociologue conservera de lui le souvenir d’«un être profondément intelligent, joyeux, goûtant chaque instant de vie, habité par une passion de la justice intraitable. Très jeune déjà, il avait choisi son camp: celui des travailleurs.»