Eric Burnand et Fanny Vaucher, Le siècle d’Emma, Antipodes, 2019, 300 pp.
Le roman graphique «Le siècle d’Emma» nous fait revivre l’histoire nationale à travers le parcours d’une famille. Un passé mouvementé
Un cliché marque parfois l’histoire helvétique. Il en véhicule une teneur ennuyeuse et dénuée de toute convulsion. Au pays du compromis, les comportements guidés par la raison s’accorderaient les uns aux autres, en se répartissant harmonieusement les fruits de la prospérité. La Suisse ferait ainsi figure de Sonderfall, loin des passions révolutionnaires de ses voisins. Eric Burnand, ancien journaliste à la RTS, et Fanny Vaucher, autrice de bandes dessinées, ont choisi de cultiver un autre regard sur le passé, une approche différente, à plusieurs titres. Avant tout, leur ouvrage met pertinemment en évidence les lignes de fracture au sein de la société. Au cours du XXe siècle, les oppositions se révèlent multiples. La Suisse est, dans la réalité, bien souvent divisée. Le scénario de l’ouvrage comprend, à ses débuts, une scène relativement classique: un repas de famille avec des discussions animées au niveau politique. A l’occasion des fiançailles de la jeune Emma, un oncle ferraille avec son neveu à propos des grèves zurichoises ayant éclaté dans le secteur bancaire. D’un côté, la peur des «Rouges» et d’une propagation révolutionnaire amplifiée par les événements russes d’Octobre 1917; de l’autre, la flamme du militantisme. Par la suite, les antagonismes ne cesseront de se succéder au rythme du récit. Lors de la grève générale de 1918, ils atteignent leur paroxysme lorsque l’armée tire sur les manifestants. Différents niveaux d’interprétation du réel sont mobilisés, l’attention du lecteur passant du collectif au biographique. La figure d’Ernst Nobs – l’un des meneurs du mouvement ouvrier – contraste, à ce moment, avec celle d’Henri Guisan, protagoniste de la répression.
Relents racistes et xénophobes
On ouvre un nouveau chapitre historique en se retrouvant à un autre repas de famille. Au cœur des années 1930, le visage hideux de la xénophobie et de l’antisémitisme se dissémine dans les propos de Franz, le frère d’Emma. Cela entraîne une rupture avec sa sœur. Les auteurs insistent, par ailleurs, sur l’ambivalence, voire l’hypocrisie de la Suisse face à l’Allemagne nazie. Arrive ensuite l’après-guerre. A l’anniversaire de Thomas, le fils adoptif d’Emma, c’est la question des travailleurs étrangers – en l’occurrence des Italiens – que l’on met sur la table. L’apparition de cette nouvelle main-d’œuvre est considérée comme une menace par certains, une nécessité économique pour d’autres. Quant à Thomas, il s’éprend d’une belle saisonnière rencontrée fortuitement à une terrasse… Cela permet d’évoquer l’exploitation de ces travailleurs vivant souvent dans des baraquements, la douloureuse interdiction, qui leur est faite, de venir s’installer avec leurs enfants, et parfois le choix malgré tout de les élever en Suisse, dans la clandestinité.
Place aux seventies
Au cœur des années 1970, on retrouve Véronique, la petite-fille d’Emma. Là, on assiste à des visions dichotomiques du féminisme. Le Mouvement de libération des femmes (MLF) bouscule les manières de faire et de penser des générations précédentes. Véronique découvre les nouveaux mouvements sociaux, la vie en communauté et l’engagement antinucléaire. Le combat contre la centrale de Kaiseraugst, dans le canton d’Argovie, demeure emblématique du fait de son ampleur. L’histoire se termine avec Emma en chaise roulante. En cette fin de siècle, elle apprend qu’elle est fichée par la police fédérale depuis 70 ans, et vote sur l’initiative concernant la suppression de l’armée. Malgré le secret de l’isoloir, nous pouvons penser qu’elle y fut favorable. En effet, à ce moment, apparaît le portrait de son ancien fiancé Marius Noirjean ‒ ouvrier horloger et surtout gréviste mort en raison de la répression militaire, le 14 novembre 1918 à Granges.
La dimension culturelle des contestations issues des années 1960 ressort bien de l’ouvrage. La conflictualité sociale émerge aussi avec sagacité, même si la question des rapports de force se trouve un peu éludée. Par ailleurs, le travail de vulgarisation historique est de qualité. La passion de transmettre des auteurs se sent à chaque page. Le trait léger du dessin accentue également l’aspect ludique de l’ouvrage. D’événement en événement, on est transporté. L’histoire se trouve ainsi dépoussiérée tant sur le fond que sur la forme. Une histoire de luttes, pleine de vie et d’avenir.